Les deux concerts de ce premier week-end aoûtien font appel à des valeurs sûres et couvrent allègrement quatre siècles de musique : chacun à leur manière, ils confrontent deux génies musicaux de leur époque : Schumann et Schubert par le duo François Salque/Claire-Marie Le Guay, puis Lassus et Palestrina par l'ensemble Vox Luminis de Lionel Meunier.
A Anseremme, François Salque et Claire-Marie Le Guay à l'heure du romantisme germanique.
Le duo propose un parcours associant les fantasmagories d'un Schumann aux pérégrinations spirituelles d'un Schubert. 1849 fut une année très féconde pour Robert Schumann, notamment dans le domaine de la musique de chambre – avec plusieurs partitions de Hausmusik, très spéculatives et exploratoires, mariant au clavier divers instruments solistes. Si les cinq pièces dans le caractère populaire opus 102 demeurent les seules écrites pour le duo violoncelle/piano, les Fantasistücke opus 73 originellement destinées à la clarinette et les trois romances opus 94 dévolues au hautbois, ont connu dès leur parution dès versions alternatives, originales, révisées ou autorisées, par exemple, à destination des…violoncellistes. C'est donc une riche idée que de mettre ces trois brefs cycles en regard, comme fragments éclatés d'un grand tout si expressivement diversifié : ils trouvent en François Salque un interprète inspiré d'une bondissante schwung et d'une idoine félinité au gré des Fantasisestücke opus 73 – lesquelles auraient sans doute pu encore gagner en urgence dramatique si elles avaient été, telles que prescrites par le compositeur, enchaînées – ou d'une ductilité serpentine des phrasés, parfois plus tourmentés que de coutume, au fil des Trois romances opus 94. Mais c'est sans conteste dans les Funf Stucke im Volkston, magnifiés par la sonorité royale de l'extraordinaire instrument « Galliano » mis à disposition par Bernard Magrez que notre interprète, délaissant (enfin !) ses partitions, se libère totalement et atteint vraiment au sublime, partagé entre rusticité bougonne (vanitas vanitatum liminaire), nostalgie intense (Langsam), oniriques paysages intérieurs (Nicht Schnell) et engagement fiévreux, au risque de casser une corde dans le Stark uind markiert final. Il trouve en Claire-Marie Le Guay une partenaire chambriste exemplaire, aussi attentive à la ligne conductrice, qu'à la relance permanente du discours, par la finesse et l'intense musicalité de l'éclairage polyphonique apporté à ces partitions touffues.
Après l'entracte, le versant Schubert du récital nous laisse un peu sur notre faim. Certes l'étendue de la tessiture et la chaleur du timbre rapproche le violoncelle de la voix humaine, mais transcrire à l'instrument les lieder du maître autrichien en réduit quelque peu la portée poétique et rhétorique. Toutefois, ainsi joué avec un sens aigu du legato et de l'éloquence, Der Wanderer D.489, devient un idéal portique à la sonate « Arpeggione » D.821, parfois très proche de ton et d'intention. On sait cette dernière œuvre destinée à un instrument passé aux oubliettes de l'histoire sorte de violoncelle-guitare à six cordes conçu en 1823 par la luthier Stauffer. Vu la quasi disparition de cet hybride, nombre d'adaptations ont paru bien après la mort du compositeur. Incontestablement celle pour violoncelle, l'un des plus populaires, enrichit notablement le répertoire de l'instrument – mais l'aigu de l'instrument y est en permanence sollicité au risque de parfois « gercer » l'oreille de l'auditeur attentif. Nos interprètes – comme dans leur enregistrement paru chez Mirare – choisissent une voie originale d'interprétation, médiane entre évocation d'une inutile et maudite errance (Allegro moderato liminaire), poésie fruitée à portée métaphysique (intemporel adagio central, ce soir d'une troublante et bouleversante intensité sous cet archet inspiré) et virtuosité primesautière et élégante au gré du final. Mais las ! dans l'ultime allegretto , François Salque, jouant derechef sans le secours de la partition, fatigué ou distrait, voit sa mémoire prise plus d'une fois en défaut : s ‘il escamote sans trop de gravité un trait du premier couplet, il s'égare, déstabilisé, lors des nombreuses et labyrinthiques reprises toujours variées du refrain. La malheureuse tourneuse de page finit elle aussi, par se perdre dans la partition, et les ultimes mesures s'éteignent dans une relative et confite confusion.
Avec une confiance retrouvée, nos interprètes gratifient un public attentif, en bis, de deux autres transcriptions bien senties, et admirablement conduites : la célébrissime Ständchen du Schwanengesang schubertien, et en guise d'aurevoir, seule incursion française de l'après-midi, Après un rêve de Gabriel Fauré, exalté et d'un insoutenable spleen.
En la collégiale de Huy, Vox Luminis rend justice aux fastes de la polyphonie renaissante.
Le lendemain, nous retrouvons l'ensemble Vox Luminis pour une passionnante confrontation stylistique de deux essentiels maîtres polyphonistes de la fin de la Renaissance : Roland de Lassus et Giovanni Pierluigi da Palestrina. Rappelons que l'on commémore cette année le 150e anniversaire de la naissance de ce dernier.
L'Européen et protéiforme Lassus, dans son cycle des Lamentations du prophète Jérémie à cinq voix, publié à Munich en 1585, se révèle par-delà sa science musicale un champion de l'expressivité émotionnelle : il souligne par une écriture harmoniquement tendue et par des contrastes parfois abrupts toute la douleur et la gravité du texte du Prophète, méditations sur la vanité de la destinée humaine, et évocations de la destruction du Temple ou de l'amer exil forcé à Babylone. En particulier les « enluminures » vocales basées sur les lettres hébraïques – entre autres exemples, le Jod de la première Leçon du vendredi Saint – demeurent des moments de tension et de beauté hypnotiques captivant l'auditeur.
Au contraire le Romain Palestrina, avec sa Messe dite du Pape Marcel, à six voix, représente un idéal de limpidité et de pureté : elle fut écrite probablement vers 1562, à la mémoire du défunt souverain pontife, fort intéressé, au cours de son très bref règne, par une nouvelle formulation de la musique liturgique selon la doxa du Concile de Trente alors en cours et de la Contre-Réforme. L'œuvre demeure, malgré la complexité et le raffinement de ses procédés scripturaux, exemplaire par sa fluidité, son équilibre, et la parfaite intelligibilité du texte chanté.
Vox luminis adopte pour ce répertoire a capella un effectif (quatorze chanteurs triés sur le volet) et une distribution vocale à la couleur très spécifique – tout autre que de celle proposée récemment à Salzbourg pour une Passion selon Saint-Jean de Bach très remarquée. En première partie de concert, du cycle des Lamentations de Lassus – sont retenues six des neuf publiées, celles du Vendredi et Samedi saints à Mâtines. Lionel Meunier, le directeur artistique – et par ailleurs basse – choisit une disposition circulaire, et « poste » son ensemble dans le fond de l'abside ce qui amplifie une sensation d'immersion et de perspective sonore « globalisante ». Grâce à cet effet volontaire de mise à distance l'auditeur est littéralement plongé dans le son : les voix se répondent de manière enveloppante, renforçant le caractère méditatif, élégiaque et introspectif de l'œuvre; Ces six leçons des Ténèbres atteignent ainsi, par une rugosité certaine de ton et d'approche, une dimension à la fois grandiose et pathétique, assez éloignée de la lecture plus transparente et diaprée qu'en avait jadis donné Philippe Herreweghe à la tête de son Ensemble vocal européen.
Après une courte pause, l'ensemble se rapproche sensiblement du public, à hauteur de l'autel, et adopte une disposition hyperbolique plus « ouverte » pour la messe de Palestrina afin de mettre en évidence la clarté de la polyphonie, au service de la cursivité du texte latin. Une minutieuse et impeccable mise en place permet de parfaitement distinguer l'interpénétration des lignes vocales finement entrelacées. Dans le seul soucis de maintenir le texte au premier plan (Gloria, Credo), le tactus se veut rapide et fluide, constant et harmonieux, à l'exception du Sanctus/Benedictus qui retrouve ainsi une idéale solennité par une soudaine pesanteur un rien contrainte. La latinité solaire des deux Agnus dei conclusifs atteint son plein épanouissement dans une intime sensation de totale apesanteur et de félicité proprement angélique.
Cette approche avant tout textuelle et assez rhétorique se situe aux antipodes de celle – pareillement convaincante mais souvent plus abstraitement vocale et structurelle – proposée dernièrement par les Tallis Scholars de Peter Philips, à Namur. Le répertoire quasi inépuisable dû à ces deux génies de la Renaissance permet de grandes latitudes d'interprétation et des approches intrinsèquement contradictoires mais complémentaires et fascinantes : c'est bien là le propre de chefs d'œuvre dus à d'immenses maîtres !
Crédits photographiques : Claire-Marie Le Guay, François Salque © ResMusica, Festival de l'été Mosan ; Vox Luminis © Marieke Wijntjes, ResMusica
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