Autour de deux figures féminines incarnées par Aušrinė Stundytė et Fleur Barron, le théâtre cède le pas à la musique pour un grand moment de pure beauté mélancolique.
Il y a beaucoup de raisons possibles pour un flop de billetterie : le hasard d'une année peu faste, un programme à rebours de la curiosité des spectateurs, des tarifs trop élevés… Dans les difficultés qu'éprouve le festival de Salzbourg à remplir ses salles d'opéra cet été, il y a un peu de tout cela ; pour ce spectacle-ci, il s'y ajoute un critère de durée. Les spectateurs ont vite fait le calcul : 30 minutes de Schönberg, 30 minutes de Mahler, le tout pour 360 € en première catégorie (et 65 € pour les places assises les moins chères), ce n'est pas très engageant. Entre-temps, les Cinq pièces op.10 de Webern se sont ajoutées au programme, mais on en arrive à une durée de jeu d'une heure dix.
Une heure dix, à vrai dire, de grand bonheur musical, et un agréable moment de théâtre. Le triomphateur de la soirée, à n'en pas douter, est Esa-Pekka Salonen, à la tête de l'Orchestre philharmonique de Vienne. Le même orchestre avait joué le matin même l'adagio de la Symphonie n° 10 de Mahler sous Andris Nelsons : quelle différence entre le Mahler balourd de Nelsons et la merveille de poésie sonore offerte par Salonen ! On n'en regrette que plus le choix de programmer, après Erwartung, le seul dernier mouvement du Chant de la Terre, quand bien même ces adieux si déchirants entrent mieux en résonance avec le monodrame de Schönberg que la première moitié du cycle.
La mise en scène de Peter Sellars, constamment esthétique et parfaitement consensuelle, donne une incontestable unité à la soirée. Tout le spectacle ou presque est plongé dans une pénombre plus ou moins profonde. À gauche de la large scène de la Felsenreitschule, un paysage de rochers tout en rondeurs ; à droite, de hauts fûts tournent (un peu trop) sur eux-mêmes et évoquent efficacement la forêt d'Erwartung. C'est dire que lui-même ne parvient pas à donner une véritable unité à la soirée : le titre cryptique du spectacle, One Morning Turns into an Eternity ne nous aide guère, mais on ne peut nier la beauté des éléments construits par l'irremplaçable George Tsypin, devant la coulisse toujours impressionnante des niches creusées dans le rocher qui font de la Felsenreitschule une salle à nulle autre pareille. Avec la direction d'acteurs, ou plutôt d'actrices, où Sellars démontre son habituelle efficacité, ce court moment ne manque pas d'élégance théâtrale, mais il a comme grand mérite de laisser toute la place à la musique.
Pour Mahler, Wiebke Lemkuhl a dû renoncer à participer au spectacle. Fleur Barron qui la remplace n'a pas une de ces voix abyssales façon Kathleen Ferrier ; son mezzo frémissant, à la délicatesse juvénile, donne une toute autre atmosphère à la pièce, en parfait accord avec l'orchestre qui semble la porter avec la plus grande légèreté : Salonen tire profit de l'infinie richesse des couleurs que le Philharmonique de Vienne et ses solistes lui offrent, mais il ne les laisse jamais aller jusqu'aux extrêmes, loin de tout post-romantisme pesant.
Dans Erwartung, Aušrinė Stundytė est beaucoup moins convaincante. Certes, la pièce est un sommet d'expressionnisme musical, sur un livret qui ne fait pas dans la dentelle, mais justement : il n'est pas nécessaire d'en rajouter, et il est bon que le lyrisme ne disparaisse pas devant la violence permanente. Erwartung est un voyage vers un monde inquiétant ; le parcours perd de son sens quand l'horreur, comme ici, est présente depuis le début. Stundytė aime les extrêmes, certes, mais on aimerait tout de même que sa voix conserve un peu de chair, un peu de sensualité au moins pour les premières scènes. Heureusement, l'orchestre, lui, ne se laisse pas perturber : Salonen sait garder le sens de la mesure, et il construit une progression qui évite à l'œuvre de tomber dans la caricature. À la fin de l'œuvre de Schönberg, la transition vers les pièces op. 10 de Webern est presque imperceptible, c'est un signe : la voie est ainsi ouverte au sublime moment de musique et de théâtre qu'est ici L'Adieu. Décidément, on aurait bien passé une demi-heure de plus avec Fleur Barron et l'orchestre dirigé par Salonen pour entendre tout Le Chant de la terre.
Crédits photographiques : © SF/Ruth Walz
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