Nuits transfigurées, le triptyque 100 % féminin du Ballet de l'Opéra de Lyon, créé dans le cadre de la Biennale de la danse de Lyon, donne à voir un chef d‘œuvre d'Anne Teresa de Keersmaeker et deux curiosités tournées vers une danse moins « savante ».
C'est une soirée à trois. Trois chorégraphes femmes (et c'est à saluer), mais le rapprochement s'arrête là. Car les genres, les styles et les talents de ces trois créatrices sont bien différents. Le lien, que l'on peut y voir tient au titre – bien trouvé – de la soirée : « Nuits transfigurées ». L'œuvre éponyme de Schönberg est la musique de la première pièce, mais les deux suivantes ont aussi à voir avec la nuit : nuit d'angoisse pour la pièce de Mercedes Dassy et nuit de soirées technos pour la création de Katerina Andreou. Un lien qui tient également au fait que ces œuvres sont trois relectures de pièces précédentes (une réduction de quatorze à trois danseurs chez Keersmaeker, un solo recréé pour cinq danseurs chez Dassy, et pour treize danseurs chez Andreou).
Mais nul doute que c'est bien Nuit transfigurée, le chef d'œuvre d'Anne Teresa de Keersmaeker, qui fait le sel de la soirée. Ce « duo » est d'une intensité et d'une perfection absolues. On se souvient du thème de l'œuvre de Schönberg : tirée d'un poème de son ami Richard Dehmel, elle donne une trame narrative très précise, celle d'une femme annonçant à son amoureux qu'elle est enceinte d'un autre homme. L'amoureux acceptera cette confession, et s'engagera à élever l'enfant avec elle. Anne Teresa de Keersmaeker reprend cette trame qu'elle livre aux corps de ses danseurs. Et c'est d'une force indescriptible. Sa version pour quatorze danseurs a été dansée avec un immense succès par le Ballet de l'Opéra de Paris en 2015. Ici, le face à face prend encore une autre dimension. La jeune femme, angoissée, qui chute, se prend le corps, s'inquiète à l'idée de parler, et qui soudain, va entreprendre un vrai dialogue dansé avec son homme. Tout, dans la chorégraphie, devient alors une longue conversation muette au diapason des cordes vibrantes de Schönberg.
La jeune femme s'avance, il accueille ce corps et cette souffrance. Elle s'étonne, s'éloigne, se reprend, il l'attend à nouveau, et ces 40 minutes sont une conversation sublime entre un homme et une femme, mais aussi et peut être surtout, entre des corps et la musique de Schönberg, hélas donnée ici sur un enregistrement et non en live (version pour orchestre dirigée par Boulez). Anne Teresa de Keersmaeker a ce don de savoir faire danser les sons. Avec elle, la musique est davantage l'illustration du corps que l'inverse. Et c'est une joie incommensurable de voir la musique devenir la servante de la danse, devenir une béquille de l'âme et des sentiments du corps. La danse glisse sur les émotions des artistes, autant qu'elle glisse sur les cordes ininterrompues de l'orchestre. Et les artistes qui servent ce chef d'œuvre, Jacqueline Baby, Leonannis Pupo-Guillen et Albert Nikolli, offrent un travail merveilleux d'intelligence et d'émotion, arrivant à rester terriblement humains, dans ce trio parfait du corps, du « texte » et de la musique.
Mais n'est pas Keersmaeker qui veut, et la suite de la soirée va en déclinant, après ce sommet qui aurait peut-être justement, mérité de la clore.
Deepstarias Bienvenu-e-s ((re : )), la pièce pour cinq danseurs de la performeuse belge Mercedes Dassy, surprend par son côté nihiliste. Une créature jaillit d'une sorte de radiateur lumineux, d'autres rampent dans une habile lumière donnant à penser qu'il s'agit de petits animaux bien vifs… : les interprètes vont peu à peu se lever, s'extirper, évoluer et s'arrêter. On comprend, grâce au programme de salle, que l'œuvre fût d'abord un solo, commandé par Julie Guibert (directrice du Ballet de l'Opéra de Lyon entre 2020 et 2023) pour une danseuse de la compagnie, au sortir du Covid. Sans doute faut-il y voir là une œuvre de circonstance, à bien recontextualiser pour l'accueillir à sa juste valeur.
La pièce finale, WE NEED SILENCE, ne bénéficie pas de cette excuse. Signée de Katerina Andreou, ce solo, qui a grandi, devenant ainsi une œuvre pour treize danseurs, donne à voir treize jeunes gens en pantalon à carreaux, T-shirt banc ou gris et baskets blanches, évoluer sur des rythmes répétitifs de house music. Chacun arrive, qui pour un solo, qui pour donner la réplique et partir dans une suite de mouvements tenant davantage du sport ou de la soirée en boîte, que de la danse chorégraphiée. Sauts sur place, fentes en avant, ciseaux, frappes au sol, course : tous vont évoluer à un rythme effréné et sans aucun arrêt, sur la déferlante des sons. On n'entend ni ne voit aucun signe extérieur de revendications dans ces gestes du quotidien, juste le besoin de défoulement d'une jeunesse en pleine forme. L'intensité rythmique est telle que cette séance de cardio ne peut être que bénéfique aux danseurs. Deux ou trois solos mis à part, on regrette dans ces enchaînements le manque d'un geste artistique vraiment dansé, qui serait propre à sa créatrice.