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À Liège, le Faust de Gounod, singulier et baroque selon Thaddeus Strassberger

Pour son ouverture de saison, l'Opéra Royal de Liège propose une relecture impactante, à la fois audacieuse et aboutie du classique Faust de Gounod par le metteur en scène .

L'un des principes fondateurs du mythe de Faust, tel que le relate le livret de Barbier et Carré mis en musique par , demeure la quête – quoi qu'il en coûte –  de la jeunesse éternelle, doublée de toutes ses tragiques inconséquences et de ses ambiguïtés, par le jeu des trahisons et des travestissements sociétaux. Où est le vrai Faust, entre le vieillard savant cacochyme et le jeune premier déluré, malheureux d'avoir déjà autrefois trop vécu ? Marguerite est-elle une jeune fille innocente ou une damnée criminelle bientôt pardonnée ? Méphisto est-il l'incarnation absolue du Malin ou juste presque trop sympathique ange déchu, tel qu'il apparait ici au premier acte, chassé d'un improbable eldorado biblique, les ailes amputées et la chemise blanche roussie dans le dos? Méphisto par-delà l'éternel Tentateur, sera ce démoniaque rieur humain trop humain,  permanent amusé, victimisant l'humanité entière par la quête de sa propre et improbable rédemption. Car ce n'est pas lui qui ouvre la porte de l'Enfer (au gré de la foire du deuxième acte – animée par bateleurs, danseurs  possédés ou boxeurs dilettantes  – ou au fil du délire clinique d'une Marguerite en couches puis infanticide au quatrième acte) : c'est l'Homme qui s'en charge !


Le metteur en scène ne veut donc en conséquence apporter aucun réponse définitive et laisse à chaque spectateur le loisir de tracer son propre itinéraire spirituel, de construire mentalement son singulier puzzle sémantique au gré de cette mise en scène presque trop foisonnante, juste balisée par les éléments d'un décorum aux leitmotive visuels évocateurs. Principaux composants, les deux gigantesques éléments d'un cabinet – de réflexion ou de curiosités – géante et alchimique réincarnation du Monde, saisissant trompe-l'œil (inspiré du Studiolo de Frédéric III de Montefeltro à Urbino), sont mobiles ou amovibles, contractant ou dilatant l'espace à l'envi avec une déconcertante virtuosité au gré de l'action des ténèbres d'ici-bas à la voûte étoilée d'un almanach visuel… A l'avant-scène, un rideau finement lamellé est lieu des projections illustratives mais jamais redondantes de , captant les nuages, scrutant les astres, évoquant une soldatesque en déroute ou la transe convulsive de possédées pseudo-épileptiques. Les nombreuses références picturales et architecturales des éléments de décors renvoient à notre propre imaginaire, éternel voyageur et toujours quasi « touriste » de notre propre quête : ainsi le tholos – inspiré de manière évidente par le Tempieto au mont Janicule de Donato Bramante, dévidé de l'intérieur – circonscrit le fond de décor du « paradis perdu » au troisième acte, et lieu de consommation de l'Amour.

La pulsion de vie, intensément érotisée, est symbolisée par la référence permanente à cet Eden intemporel : Faust et Marguerite sont de modernes Adam et Eve – avec la projection géante sur les éléments du décor du couple princeps – façon Cranach au deuxième acte, puis avec vrais figurants à demi dénudés et une Eve de chair et de sang, grimée façon Lévy-Dhurmer au jardin clos du troisième.


En réponse, au deuxième acte, le surgissement du Veau d'or est évoqué par ce crâne de bouc géant et mordoré, drapé d'un colossal et fluide rideau amarante, et au quatrième acte, le Thanatos méphistophélique s'incarne tantôt en d'autres crânes géants, cette fois bien humains, vanités allégoriques de notre finalité, tantôt par ce tabernacle d'or peuplé de figurants-squelettes revêtus de somptueuses broderies, à la façon des dépouilles des  catacombes des Capucins à Palerme – à moins que ce ne soit une réminiscence de la momie de Rascar Capac pour les tintinophiles. Tous ces éléments finement intégrés donnent une profonde cohérence au spectacle, faisant l'impasse sur l'aspect religieux un peu datée du livret : une totale réussite là où Strassberger avait davantage échoué dans sa Traviata trop flashy, tape-à-l'œil et bigarrée, ici même, il y a juste un an !


Ces éléments foisonnants mais circonstanciés sont visuellement sculptés par des lumières tantôt obscures tantôt flamboyantes absolument sublimes. Parfaits contrepoints visuels de cette mise en scène à la fois délirante et très creusée, les magnifiques costumes de oscillent entre imaginaire pictural –  les spectres fantomatiques du quatrième acte, le decorum du partage entre Ciel et Enfer du cinquième – et pragmatiques éléments d'une mode rétro – avec la foule bigarrée du deuxième acte, ou plus loin, les vêtements de deuil ceinturant les chœurs.

La conduite d'acteurs apparaît peut-être un rien statique et conventionnelle dans les grands ensembles (significativement le célèbre chœur des soldats est donné depuis les coulisses !) mais idéale sur le plan de l'intimité dramatique des scènes plus secrètes : la gestique individuelle et les déplacements plus collectifs des principaux protagonistes sont ainsi savamment dosés, millimétrés. Pour maintenir une urgence dramatique certaine, la ballet de la Nuit de Walpurgis au cinquième acte passe à la trappe, mais ailleurs les chorégraphies piquantes et expressives d' pimentent adroitement les scènes de masse et relancent l'action dramatique fort à propos.

On ne peut que rendre les armes devant le travail démesuré et « sublime » au sens philosophique – de .


La distribution n'est pas en reste à commencer par le Faust de . Son français est impeccable, son interprétation nuancée et sa présence scénique des plus crédibles. Sa prestation vocale va crescendo, un rien timorée dans les limbes du premier acte, prenant de l'aisance au gré du deuxième où il est moins central, et menant au troisième à un splendide  » Salut, demeure chaste et pure » au climax vocal teinté de vibrante émotion. campe un Méphisto impressionnant non pas par un quelconque côté monolithique – on pourrait rêver d'une profondeur plus spectrale ou sardonique dans Vous qui faites l'endormie – mais par sa constante incarnation transpirante d'humanité : entre félonie sarcastique (un « Veau d'or est toujours debout  » d'anthologie), regards amusés et mordante séduction, avec cet aigu aussi puissant qu'insolent et solaire, avec ce sens de la phrase inné et un modelé des nuances sans pareil. Seul petit bémol, la prononciation française manque çà et là un peu de précision. Mais le succès qu'il remporte à l'applaudimètre au salut final est amplement mérité.

La Marguerite de est sertie d'une émotion palpable et frémissante, d'une palette de nuances impressionnante, et d'une sincérité confondante par la fraîcheur de son incarnation (un ineffable puis triomphal « Anges purs ! Anges radieux » au final du cinquième acte). Restent ces problématiques voyelles française escamotées, émoussant quelque peu l'impact de son air des bijoux, par ailleurs musicalement impeccable.

Les rôles secondaires sont idéalement distribués. Le Valentin de est d'une redoutable efficacité par sa malléabilité vocale, d'une infinité de nuances psychologiques entre contrition protectrice (un poignant Avant de quitter ces lieux) et soif de vengeance. La jeune mezzo-soprano parfaitement convaincante dans le rôle travesti de Siebel est absolument parfaite par la fraîcheur de son timbre et de son incarnation, par sa grande ductilité vocale d'une superbe projection et dans un français irréprochable.

, figure belge récurrente de la maison mosane, assure une  drolatique Dame Marthe Schwertlein, partagée entre deuil et lubricité, avec cette voix délicieusement félonne et un jeu scénique en constant porte-à-faux volontaire, d'un comique délibéré des plus réussis. De même pour ces quelques ponctuelles interventions en Wagner, le compagnon soulard, est sensationnel de placement et d'implication.

Les chœurs superbement préparés par , et pour cette production  spectaculairement renforcés – l'impact marmoréen du «  Gloire immortelle de nos aïeux »! – apportent par leur implication et leur ordonnancement une primordiale urgence scénique et musicale comme dans la célébrissime valse « Ainsi que la brise légère »  au deuxième acte, élégante et tourbillonnante !

Il faut aussi saluer le chef titulaire de l'institution Giampolo Bisanti, ciselant amoureusement les plus infimes détails d'une partition qui lui tient à cœur, dès le lever de rideau avec ce long prélude orchestral délicatement chambriste. Il insuffle aussi une énergie dévastatrice aux grands ensembles : a-t-on souvent entendu une Valse aussi enlevée, un final au côté « grand opéra  » implacable et térébrant parfaitement assumé ? L'orchestre de l'institution, en constant progrès, lui répond avec une cohésion idoine et une idéale palette de nuances, avec une couleur typiquement française parfaitement de mise.

On l'aura compris cette nouvelle saison liégeoise 2025-2026 – placée sous la dualité de l'Être et du Paraître (son intitulé) – commence idéalement avec cette production appelée à faire date par le savant dosage entre audaces scéniques libertaires et légitimité de la réalisation musicale.

Crédits photographiques © ORW-Liège/J.Berger

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