H comme Harmonie et Harmonielehre
De l' Harmonie…
Le mot « harmonie » sous-tend dans notre belle langue française plusieurs concepts. Si l'on reprend la définition au sein de l'Arithmétique de Nicomaque de Gérase, l'harmonie désigne la qualité esthétique, morale ou même physique résultant d'un équilibre dans le choix la proportion et la disposition de ses composants. Cette qualité s'applique aussi bien aux sciences qu'aux arts. Appliquée à la musique, l'harmonie désigne dans l'Antiquité grecque l'organisation des hauteurs des sons musicaux et l'étude des intervalles et leurs regroupements en éléments premiers – tels à l'époque les tétracordes. C'est donc un élément fondamental du langage musical – définissant octave quinte et quarte dès cette époque – avec la rythmique, la métrique, ou la science des instruments ou du chant. La mesure des intervalles fait l'objet de traités des disciples pythagoriciens, et est envisagée dès lors comme manifestations et rapports mathématique et fractionnels de l'ordre « supérieur » du Monde, avec cette fameuse « harmonie des Sphères » inaudible pour l'oreille humaine mais sous-tendant l'Univers.
Ces rapports mathématiques simples gouvernant une harmonie universelle seront battus en brèche par le théoricien renaissant Gioseffo Zarlino (1517-1590). Si ce dernier reconnaît l'importance des nombres et des rapports mathématiques dans la logique pythagoricienne, il considère aussi un autre intervalle, la tierce – mineure ou majeure – comme consonnance fondamentale au même titre que la quinte ou la quarte. Il établit donc ainsi les fondements théoriques à la fois des gammes naturelles (privilégiant davantage les tierces) et formalise les bases de l'harmonie et de la conduite des voix, ouvrant ainsi à termes le champ des possibilités vers une musique « tonale » et non plus « modale ».
Le Traité de l'harmonie réduite à ses principes naturels, ouvrage fondateur de Jean-Philippe Rameau (1722), repart des considérations antiques remises au goût du jour. S'il scrute et approfondit les rapports mathématiques, Rameau étudie aussi et surtout les intervalles aussi en fonction des accords qui en sont déduits, et propose donc un compromis entre quintes (système de Pythagore) et tierces (système de Zarlino). Rameau montre ensuite dans la Génération harmonique, son second traité de 1737, la nécessaire conformité de l'enchaînement de ces accords, en phase avec la résonnance du « Corps Sonore » et de ses « harmoniques ». D'autre part, le système d'accordage des instruments qu'il conçoit avec son nouveau tempérament permet la pleine exploration des possibilités expressives de la modulation et des progressions harmoniques. Rameau jette les bases de l'analyse fonctionnelle par la désignations des degrés (tonique dominante sous dominante …) de chaque accord et met en exergue l'existence d'une note « fondamentale » pour chacun de ceux-ci. Sa pensée musicale réserve la primauté absolue à l'enchainement des accords qui prévaudra pour mener à bien le discours musical. Sa formule célèbre résume sa pensée : « la mélodie provient de l'harmonie et non l'inverse ».
L'« harmonie » désigne donc depuis Rameau, la science des accords – au moins trois sons – dans leur sonorité globale, et leur enchainement dans une dimension verticale de l'écriture musicale en opposition complémentaire avec l'horizontalité du contrepoint, qui, quant à lui, étudie la superposition des lignes mélodiques. Mais les deux disciplines, quoique toujours enseignées séparément aujourd'hui selon un corpus théorique rigoureux, s'interpénètrent. Une transition harmonique implique une progression de chaque voix au sein d'une polyphonie, et inversement, la convergence des lignes « point contre point » est irriguée par un substrat harmonique sous-jacent.
Si Jean Jacques Rousseau commente et critique Rameau, mais s'en inspire abondamment dans ses articles musicaux pour l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, d'autres ouvrages théoriques (notamment ceux de Kirnberger ou Marpurg) ont un grand impact en territoires germaniques : ils insistent toutefois davantage sur la conduite des voix au sein d'un mouvement harmonique plutôt que sur l'aspect purement « vertical » défendu par Rameau. Évidemment, dès la fin du dix-huitième siècle, des compositeurs de génie (et au premier rang, ceux de la « première » école de Vienne Haydn, Mozart, et le « dynamiteur » Beethoven) vont déjà par leur inventivité (notamment des modulations tonales inattendues ou le maniement de la dissonance) déjà rendre caduques certaines règles académiques harmoniques alors couramment admises.
Le dix-neuvième siècle voit la parution de traités théoriques fondamentaux, tant en pays francophones (le très conservateur Fétis, plus tard la somme normative de Théodore Dubois) et germaniques (Gottried Weber, Moritz Hauptmann, Ernst Richter, et à la fin du siècle surtout Hugo Riemann, avant l'œuvre de synthèse de Heinrich Schenker, intitulée déjà Harmonilehre, publiée cinq ans avant la somme schönbergienne). Mais au-delà de tout aspect théorique, les diverses générations de compositeurs romantiques vont renouveler complètement le concept, soit par une complexification croissante des accords par superposition de tierces plus nombreuses (accords de neuvièmes, onzièmes, voire plus rarement treizièmes…) soit par de nombreuses altération avec des intervalles augmentés ou diminués, soutenu par le chromatisme du discours. Par exemple, Chopin et Liszt apportent un renouvellement important tant par leur approche du clavier que par l'exploration harmonique que leur permet leur instrument par essence polyphonique.
La dissonance commence alors à être explorée pour elle-même, comme élément d'un langage (très) personnel : elle ne suppose plus nécessairement résolution – immédiate ou même différée – et devient source de vastes spéculations esthétiques ou théoriques. Le fameux « accord de Tristan », (fa -si- ré dièse-sol dièse) dès la mesure 2 du prélude au premier acte de l'opéra de Richard Wagner, marque une rupture éloquente : si on peut l'interpréter comme un accord de septième diminuée (sol dièse par rapport au si) appogiaturé avec le ré dièse, il suppose donc par le triton fondamental dissonant (fa-si), une résolution qui est sans cesse différée et engendre de la sorte d'autres nouvelles dissonances au fil du prélude dans une totale incertitude tonale et psychologique. Il est probablement l'archétype symbole de la désintégration progressive du système harmonique classique : la dissonance, émancipée, existe désormais pour elle-même tant pour sa couleur propre que par son pouvoir émotionnel. Chacun à leur manière, Gustav Mahler et Richard Strauss vont reprendre le flambeau wagnérien, et davantage encore exacerber les tensions « verticales » de l'écriture mais c'est sans doute Arnold Schoenberg qui va en tirer, en territoires germaniques, les conclusions les plus percutantes, tout en s'inscrivant dans une certaine logique philologique. Même si souvent il heurtera le public viennois par l'esthétique expressionniste sous-tendant sa nouvelle approche harmonique, au gré de ses premières grandes partitions encore tonales.
… à l'Harmonielehre schoenbergienne
En 1897, Schoenberg, autodidacte bénéficiant juste de quelques conseils de son ami Alexander von Zemlinsky, compose sa première œuvre d'envergue qui nous soit parvenue, un quatuor à cordes en ré majeur non numéroté et publié seulement en 1966 – donné deux fois en audition privée puis publique, fin 1898, dans le cadre de la Wiener Tonkünstlel Verein. Cette œuvre déjà significative quoique assez traditionnelle, pensée dans la descendance brahmsienne et dans la proximité stylistique de Dvorak, est très favorablement accueillie tant par le public que par la presse. L'on peut toutefois déjà en remarquer la trajectoire tonale aventureuse… Chacun des autre mouvements ayant sa propre cohérence tonale (ré majeur, fa dièse fineur, si bémol majeur avant un retour pour le final au ré majeur de départ).
Quelques mois plus tard, le comité de lecture informel de la même association « refuse » son sextuor à cordes opus 4 « Verlârte Nacht » (la Nuit transfugurée ), probablement décontenancé tant par le propos (une musique de chambre et « à programme ») que par les innovations harmoniques (encore timides et aujourd'hui pleinement assimilées par le public mélomane) de cette page aussi belle que fondamentale. « Cela sonne comme si on avait pris la partition de Tristan encore humide, et qu'elle avait déteint » aurait relaté significativement un des membres dudit « jury » de fortune. Des années plus tard, Schoenberg citera comme exemple ayant intrigué le comité, à la mesure 42, le quatrième renversement d'un accord de neuvième, présenté donc avec la note dissonante comme fondamentale à la basse, » accord qui théoriquement « n'existe pas » pour les puristes, mais est dicté à la fois par les effets de retard de la progression harmonique et par le chromatisme de la ligne de basse !
Quand l'œuvre est présentée enfin au public le 18 mars 1902 par le quatuor Rosé, avec la bénédiction de Zemlinsky et la probable aide en sous-main de Gustav Mahler, beau-frère d'Arnold Rosé le premier violon, l'œuvre est tièdement accueillie sans susciter le « scandale mémorable » qu'évoquera plus tard Schoenberg, absent et retenu cette soirée-là par ses obligations berlinoises. Mais, contrairement à ce qu'on lit parfois, l'on ne peut attribuer toute velléité de chahut lié à l'argument littéraire du poème de Dehmel – qui, peut-être jugé licencieux pour la moralité de l'époque, n'est pas reproduit dans la notice du concert. Précisément la lecture du poème inspirateur aurait livré une clé d'écoute fondamentale de cette musique » programmatique », et donc sans doute, amélioré paradoxalement son accueil…
Esteban Buch, dans son remarquable ouvrage Le cas Schoenberg. Naissance de l'avant-garde musicale, montre par la contextualisation de la création schoenbergienne, depuis Verklärte Nacht jusqu'au Skandalkonzert du 31 mars 1913, par le biais d'une compilation des réactions de plus en plus vitupérâtes de la presse viennoise, qu'est progressivement consommé le divorce entre d'une part le compositeur (et ses quelques afficionados inconditionnels) et de l'autre une bonne partie de l'auditoire, et la majorité de l'intelligentsia journalistique, auxquelles échappe les enjeux esthétiques et langagiers du compositeur. Mais bien avant 1913, les grandes étapes de la création schoenbergienne sont le théâtre de concerts houleux? Pelléas et Mélisande le poème symphonique opus 5 , les deux premiers quatuors à cordes opus 7 et 10 ou encore la première symphonie de chambre opus 9 connaissent tous des premières très perturbées : on va même jusqu'à prononcer dans la presse le mot d' »attentat » musical ! Or, toutes ces œuvres (exceptés sans doute les deux derniers mouvements de l'opus 10, avec voix, qui ouvrent la porte sur l'atonalité) sont toujours ancrées dans un langage tonal, certes très complexe, dense et innovateur, doublé de tensions harmoniques parfois extrêmes exacerbées par des nuances dynamiques fortement contrastées. A chaque fois, elles se concluent « quand même » dans la tonique fondamentale sans aucune ambiguïté, après un long et parfois épuisant périple. Il est vrai qu'eu égard à notre époque, où par le truchement de divers supports et une programmation de concert récurrente, ces œuvres peuvent être bien plus facilement assimilées par un processus facilité de (ré)écoute, en ce début du vingtième siècle, elles seront alors assez rarement redonnées, et les réactions sont à l'époque de la création toutes déclinées à chaud, sans avoir le loisir d'une seconde audition ou encore pour les « lecteurs », avoir accès à la partition permettant un jugement sur pièce. Et d'opus en opus, il est de plus en plus difficile, pour un auditeur ou un critique béotien, de suivre la progression rapide, mais par valeur discrète, de la pensée musicale bouillonnante du maître : Schoenberg à la fois « cherche » et « trouve » de nouvelles solutions à ses interrogations créatrices, mais ne recueille, à quelques exceptions notables près de critiques éclairés, au mieux, que l'ignorance ou le mépris au pire que la moquerie scandalisée de la part du public et des critiques.
C'est dans ce contexte que l'on parlera dans la presse du « cas Schoenberg« , souvenir sans doute du titre le l'essai nietzschéen, une fois la rupture consommée avec son ancien mentor musical, le « cas Wagner ». Si le compositeur autodidacte viennois ne bénéficie pas d'une position sociale définitivement acquise – telle durant dix ans celle de Mahler à la tête de l'Opéra de Vienne, avant son remerciement scandaleux ! – il s'est rapidement taillé une très solide réputation d'excellent pédagogue et professeur d'analyse, d'harmonie et de composition. Esprit indépendant, il est le formateur exigeant et l'inspirateur des jeunes pousses viennoises, avec en fers de lance, ses géniaux disciples Alban Berg et Anton Webern, mais aussi d'autres moins connus comme Egon Wellesz, Erwin Stein ou Heinrich Jalowetz, ce qui ne manquera pas d'encore davantage courroucer une certaine presse réactionnaire voire bassement antisémite, accusant le maître, tel un Socrate viennois des Temps Modernes, de pervertir l'esprit de la jeunesse musicale locale !
Or, toute sa vie, Schoenberg vouera une fervente admiration proche de la dévotion à ses prédécesseurs, ces maîtres du passé et à penser : Bach, Mozart, Beethoven, Brahms, Wagner et Mahler seront ses éternels repères esthétiques et personnels. Et Schoenberg enseigne et compose non pas en rupture avec une tradition mais dans la continuité et l'évolution permanente de celle-ci. C'est en ce sens qu'il faut comprendre sa boutade » Je suis un conservateur que l'on a forcé à devenir moderne ». L'atonalité et puis le dodécaphonisme ne sont, pour lui, que des extensions logiques et « généralisées » d'une tonalité arrivée à son plus haut point de complexité et de saturation harmonique, mais loin d'être vecteurs d'une pensée « anarchiste », ces nouveaux modes expressifs et scripturaux sont à envisager dans la logique évolutive du langage musical, sans rien renier des exigences du contrepoint et de la logique formelle, présente ou passée. Bien au contraire… Et ce sera toujours dans des formes classiques très strictes que Schoenberg s'exprimera une fois les principes du langage à douze sons dûment formulés.
Par ailleurs, et sans la moindre contradiction, toute sa vie, Schoenberg continuera à composer de la musique tonale dans un contexte d'exploration de nouvelles textures harmoniques (l'achèvement à trente ans d'écart de la deuxième symphonie de chambre opus 38), avec parfois de pièces plus circonstancielles (l'ironique fantaisie militaire die Eiserne brigade durant la première guerre mondiale ou la Weinachtsmusik de 1921, à probable destination privée pour une nuit de Noël), parfois des œuvres moins essentielles à vocations plus didactiques (la suite pour orchestre à cordes en sol majeur, sans numéro d'opus de 1934, composée pour un orchestre d'étudiants à son arrivée aux U.S.A …) ou plus fonctionnellement religieuses mais très inspirées, comme le Kol Nidre, opus 39, pour le service sacré juif du Yom-Kippour de 1938 en la synagogue de Los Angeles, entre autres exemples.
C'est ainsi qu'avec Harmonielehre Schoenberg fixe dans le marbre en 1911 – année même de la mort de Mahler à la mémoire duquel est publié l'ouvrage dans sa première version, avant une édition revue et augmentée onze ans plus tard -, ce traité qui est le fruit à la fois de quinze ans d'intenses recherches musicales personnelles et de ces dix premières années d'activité pédagogique chronophage mais passionnée. Et au grand dam de ses détracteurs, la maître publie un grand traité consacré à l'harmonie tonale, à un moment clé de l'histoire de la Musique où tout peut (et va) basculer. Schoenberg y fait montre « d'une obsession quasi mystique de la quête au mépris du but' pour reprendre le bon mot de son traducteur francais Gerard Gubitcsh. Car l'objectif une fois atteint cesserait d'être une aspiration, au-delà de laquelle il faut aussi continuer à chercher ! Le propos se veut donc une mise en garde face aux lois esthétiques, fermées, sclérosées ou stériles, instaurées par de savants théoriciens doublés souvent (mais pas toujours) de fort médiocres compositeurs. Il s'agira pour l'élève de trouver sa propre voix et sa propre voie, bien mené par le pédagogue, lequel pourra aussi tirer profit des « erreurs » de ses disciples comme traces de ce qui a été mal transmis ou assimilé par sa seule faute. Ainsi dans l'avant-propos : « Ce livre est né de ce que m'apprirent mes élèves… Jamais je ne fis référence à des règles rigides qui enserrent habituellement (et avec tant de soin) le cerveau d'un élève… Mais l'enseignant (doit) se montrer l'infatigable et éternel chercheur qui, parfois, peut trouver. J'ai tiré la leçon des erreurs commises par mes élèves à la suite d'insuffisantes ou fausses directives de ma part et par là même j'ai appris à leur indiquer de meilleures voies ».
L'ouvrage est donc bien plus qu'un simple manuel de recettes pratiques de l'harmonie, même si les propositions d'exercices sont offertes au lecteur. Schoenberg envisage toutes les bases de l'harmonie tonale classique sous un angle critique et avec de nombreux exemples du passé à la clé illustrant les progressions d'accords ou les divers types de cadence. Les bases de l'harmonie « tonale » classique étudient comme à l'habitude tout d'abord les accords-triades, les plus simples, obtenus par superposition de deux tierces sur la note fondamentale. Les accords-triades sur le septième degré (sensible) sont fatalement diminués, donc dissonants dans la conception « tonale » du terme, et demandent impérativement résolution. Il en va de même les accords de quatre sons ou de septième. Mais Schoenberg ouvre le champ de toutes les possibles pistes, par exemple de la résolution de l'accord de septième de dominante avec la proposition d'un large éventail de tonalités différentes proches ou plus éloignées de la fondamentale. Par contre, il lui arrive de déconseiller ailleurs certaines transitions harmoniques tonales qu'il juge trop triviales ou maladroites. Ailleurs, il parle plutôt de régions tonales – un concept destiné à montrer la cohérence tonale maintenue malgré (ou grâce à ?) des modulations chromatiques de plus en plus audacieuses.
Le traité s'écarte des manuels traditionnels par l'exploration du chromatisme croissant de la fin du Romantisme, avec une étude approfondie des accords altérés et de leur fonction, ou encore des modulations vers des zones de tonalités éloignées de la tonique de départ. D'autre part, au gré de ces accords altérés, le chromatisme érode la notion de centre tonal. Les dissonances ne sont plus des entités problématique à absolument « résoudre » mais ont leur vie propre et leur fonctionnalité expressive. Schoenberg attire aussi parallèlement l'attention sur ces accords « vagabonds » qui peuvent s'interpréter dans différentes directions harmoniques possibles sans parfois de fonctionnalité propre. Sur le plan théorique, les chapitres consacrés à cette approche poussent donc le système tonal dans ses derniers retranchements ou ouvrent la porte à son abandon. A termes, la dissonance s'émancipe totalement et peut exister en soi, comme nouveau degré d'une sphère harmonique refondue et acoustique plus complexe et totalisante : la tonalité n'était qu'un cas particulier, parmi d'autres, de la « génération » harmonique au sens ramiste du terme.
Schoenberg fait appel avec une grande ouverture d'esprit à des exemples extraits de son propre catalogue mais aussi d'œuvres de ses contemporains, non seulement ses élèves Berg ou Webern, mais aussi des compositeurs non germaniques parfois très éloignés de ses propres préoccupations esthétique comme Claude Debussy – du moins ses premières œuvres – ou même Giacomo Puccini ! Il ne faut toutefois pas se leurrer d'illusion : cet imposant « pavé » n'est pas d'un abord facile pour le simple mélomane et est avant tout destiné aux professionnels de l'écriture et aux amateurs de l'histoire de la Musique sous son aspect théorique. Il est écrit parfois dans un style compliqué, avec des tournures de phrases alambiquées, typiquement germaniques. Mais dans sa préface et sa conclusion – et c'est ce qui le rend aussi passionnant – il apporte un singulier éclairage sur la personnalité du compositeur-théoricien.
Car pour rendre sa pensée plus transparente et accessible au plus grand nombre, Schoenberg n'hésite pas à utiliser des métaphores, avec de nombreuses analogies avec l'Histoire politique. La tonique est ainsi décrite comme détentrice d'un pouvoir quasi féodal, un souverain qui entend régner sans partage sur son domaine. Ce suzerain n'est pourtant pas à l'abri d'une révolution de palais ourdie par ses vassaux, qui voudraient à leur tour dominer les débats et prendre le pouvoir. Citons par exemple : « La quinte, cette parvenue, accède au rang de fondamentale. C'est la décadence. On pourrait objecter à cette accusation que cet avancement témoigne de la force avec laquelle s'est imposé le nouveau parvenu pour vaincre l'ancienne fondamentale. » De même chaque degré de la gamme classique pourrait un jour prétendre à l'hégémonie eu égard aux pouvoirs-sortilèges de la tonique de départ. Et on comprend plus loin les visées « révolutionnaires » de l'idée de l'abandon de la tonalité… cache peut-être un retour en sous-main plus brillant du ton fondamental, tel un retour à l'ordre après des épisodes plus anarchiques : » La tonalité doit être mise en danger, perdre sa suprématie, les désirs d'autonomie et de déchaînement doivent avoir l'occasion de se manifester activement… L'abandon apparemment total de la tonalité se révèle même à la limite comme un moyen de rendre plus éclatante encore la victoire du ton fondamental ». Dès lors, on comprend que Schoenberg ait pu aussi par la suite déclarer : « Il reste de très belles à écrire en ut majeur ». Mais en utopiste, Schoenberg imagine un monde sans tonalité qui serait aussi celui d'une Monde sans frontière donc en paix, et rejoint dans son traité le vœu pieux de son chœur pacifiste Friede auf Erden, opus 13 (tout en anticipant aussi involontairement la situation d'apatride qu'il sera un jour futur…) : « Une harmonie fluctuante et, pour ainsi dire, infinie elle aussi, une harmonie sans passeport, sans carte d'identité, sans aucun papier mentionnant un pays d'origine ou le but d'un voyage ».
Toutefois, Schoenberg cultive le paradoxe et s'il prône l'universalisme, il très attaché à une hégémonie de la pensée structurelle germano-centrée. Stigmate de cet état d'esprit, Schoenberg ne s'ouvre que très peu vers d'autres horizons. L'harmonie par quartes systématisée – qui est à ce moment précis, l'apanage de Debussy ou Ravel en France – ou toutes les solutions harmoniques dérivées d'autres concepts théoriques (telle celle issue de la gamme par tons entiers, si prisée par Debussy, les modes ecclésiastiques ou extra-occidentaux, tels que les utilise(ro)nt Ferruccio Busoni, Maurice Emmanuel ou plus tard Olivier Messiaen) ne sont que superficiellement abordées voire complètement ignorées dans son traité. Schoenberg a d'autres préoccupations face à l'évolution récente du langage musical dans la sphère austro-allemande. Il ne voit donc dans les apports français qu'un effet « coloriste » loin de sa conception d'une harmonie » développante », contrepointée par son concept de Klangfarbenmelodie (mélodie de timbres) qui participe à la structuration du discours sans aucun effet jugé purement « décoratif ». Certes, on pourra objecter que Schoenberg a usé lui-même ponctuellement de la gamme par tons entiers, comme extrapolation des altérations de la gamme « classique « , au fil de son propre Pelléas et Mélisande opus 5 , et que le propos harmonique même de sa première symphonie de chambre opus 9 est sous-tendu par l'empilement de quartes justes : mais dans ce cas précis, ces intervalles et accords de quartes viennent littéralement « miner », « dynamiter », la tonalité principale officielle de mi majeur pour propulser le langage vers de nouvelles structures harmoniques et compositionnelles.
Schoenberg dans son système de pensée très effervescent, considère en filigranes l'harmonie non seulement comme phénomène sonore, mais aussi comme principe structurant fondamental et fondateur du discours musical. Ce sera d'ailleurs l'objet d'un autre livre, un des ses ultimes essais » Structural functions of harmony », écrit entre 1939 et 1948 et publié posthumement en anglais américain. Il y cultive et développe les idées les plus avancées d'Harmonielehre : les accords continuent à faire office de jalons structurels essentiels, même dans des systèmes de pensées musicales très éloignés de l'harmonie tonale.
L'harmonie chez Schoenberg est donc bien plus qu'une « boite à outils » de la technique compositionnelle. C »est un élément essentiel de sa philosophie musicale : elle embrasse et domine à la fois une rigoureuse pensée contrapuntique et une volonté de renouveler la coloration orchestrale de manière très différente de l'impressionnisme debussyste. C'est ce que l'on observe dans la troisième des cinq pièces pour orchestre opus 16 » Farben » (Couleurs) de 1909, avec le principe d'éclatement de la Klangfarbenmelodie (la mélodie de timbres) mis en pratique peu avant l'écriture de son traité. Ce concept d'une harmonie-couleur participe aussi à l'éclatement et à la dissolution des fonctions traditionnelles et apporte une nouvelle dimension d'écoute pour tout auditeur attentif.
Schoenberg propose conceptuellement dans cette brève pièce prophétique, un substrat harmonique comme matériau de base. L'idée fixe » de référence en est un agrégat dissonant de départ auquel revient le discours dans ses ultimes mesures : on peut l'interpréter comme superposition des accords parfait de la mineur et de mi majeur (do, sol#, si, mi la) en alternant, comme par miroitement, divers groupes instrumentaux, évoluant lentement par mutation discrète des alliages orchestraux. Si la pièce peut sembler superficiellement « statique », elle cache par ses inflexions a minima une vie grouillante. Comme divers analystes l'ont montré, au-delà d'une donne harmonique de départ assez simple et d'un pur aspect coloriste, voire même pictural (le titre était à l'origine « Matin d'été au bord d'un lac », ce qui rappelle un célèbre tableau de Gustav Klimt). Différentes grilles de lectures sont possibles : non seulement on peut y voir les calmes tribulations d'un accord instrumentalement « voyageur », mais aussi tantôt l'exposé d'un long choral évoluant au ralenti, une fugue latente (selon Max Deutsch qui relayait les dires de Schoenberg), ou enfin un canon strict mais caché (selon François Nicolas). Avec Farben, extraordinaire et révolutionnaire objet de synthèse sonore, Schoenberg infléchit par le seul paramètre harmonique, et par une orchestration de génie, une pensée contrapuntique presque inaudible mais fédératrice. C'est là une des plus probantes mises en pratique d'un de ses préceptes les plus pointus qu'il développe conceptuellement dans son épais traité, et ouvre prophétiquement l'horizon aux Maîtres du Son Nouveau.
Crédits photographiques : Scénographa systematis Copernicus par André Cellarus,1661, libre de droits ; Mise en évidence de l'accord de Tristan © Cercle Richard Wagner de Belgique francophone ; le quatuor Rosé, Arnold Schöenberg dans son appartement viennois en 1911 © Arnold Schoenberg Center Wien ; Gustav Klimt : Ein Morgen am Teiche, 1899 © Leopold Muséum, Wien.
Pour aller encore plus loin
SCHOENBERG Arnold, Traité d'harmonie (Harmonielehre), Editions J C Lattès, 1992, réédition chez Média Musique collection Pedago, 2008.
BUCH Esteban, Le Cas Schönberg, naissance de l'avant-garde musicale, Editions Gallimard bibliothèque des idées, 2006.
BUCH Esteban, Métaphores politiques dans le Traité d'Harmonie de Schönberg, revue 1900, 2003.
Dictionnaire de la Musique, Larousse, articles Cinq pièces pour orchestre opus 16 (Marc Vignal) et Harmonie (Jacques Chailley), ed. 1982.
DALHAUS Carl, Schoenberg, articles de 1964 à 1988, éditions Contrechamps, 2017.
CAVALLARO Hector, Du Statisime au vertige, Farben, atelier d'une œuvre, conférence du 23 mars 2023, publié en ligne.