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Farasha : les métamorphoses ailées de l’altiste Sindy Mohamed

Pour son premier disque, l'altiste franco-égyptienne , accompagnée par le pianiste , nous invite à suivre un étonnant itinéraire musical, écho de sa riche personnalité et de son parcours de vie entre trois cultures.

Née à Marseille en 1992 au sein d'une famille originaire d'Égypte, débute directement la pratique de l'alto à l'âge de sept ans au conservatoire de Marseille. Elle étudie ensuite au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, auprès de , puis à Berlin, où elle vit toujours, a poursuivi son cursus par un master à la Hochschule für Musik Hanns Eisler sous la tutelle de , cycle qu'elle a complété auprès du même prestigieux professeur par un programme de perfectionnement « Jeunes solistes » en la célèbre Académie Kronberg. Son titre de lauréate au concours Anton Rubinstein 2017 lui a ouvert une brillante carrière de soliste, concertiste et chambriste, dans des salles de concert et festivals de renommée internationale. Elle est également membre de l'orchestre West-Eastern Divan de Daniel Barenboïm depuis 2013 et, aujourd'hui surtout, de son ensemble de chambre. Elle est d'ores et déjà une pédagogue hautement sollicitée.

évoque souvent le fait d'avoir grandi dans le contexte d'un « choc des cultures » et des musiques : classique française versus traditionnelle arabe. Cette double influence se reflète dans son approche artistique, qu'elle qualifie d'émotionnelle, aujourd'hui tempérée par une grande rigueur plus « germanique ». C'est cette multiculturalité qu'elle entend défendre et illustrer avec ce premier récital discographique, partagé entre France, Allemagne et Égypte, réalisé avec le concours du pianiste et, pour la brève section orientale de l'album, avec celle de Wassim Makhad à l'oud et au riq. Intitulé « farasha » (papillon en arabe), son récital se veut parfaite illustration de ses multiples métamorphoses au gré d'un parcours, en tout point, exemplaire. Le récital est encadré par deux grandes sonates françaises originalement destinée à ou transcrite pour l'instrument (Bréville et Saint-Saëns).

La rarissime, superbe et presque anachronique sonate (1944) de se veut tributaire d'un langage chromatique librement post-franckiste, dans le sillage d'une Mel Bonis, mais fait aussi écho, par la phraséologie infinie du modéré liminaire, au style d' un Albéric Magnard, ou par la vigueur du conclusif « Un peu vite », à la rythmique stylisée d'un Guillaume Lekeu. Elle n'avait été jusqu'ici – sauf erreur – enregistrée qu'une seule fois pour le label canadien Atma par et . La présente version, d'une belle plénitude sonore, et d'une souveraine maîtrise d'archet l'emporte à notre sens sur sa concurrente bien plus protocolaire, par son infinie poésie et sa grande ductilité expressive. On ne peut qu'admirer les phrasés éloquents et capiteux du modéré initial, lyrique à souhait, la tonalité diaphane et quasi légendaire du très modéré central, exemplaire de nuances et de subtile maîtrise du vibrato, ou encore l'efflorescence bondissante et par moment rageuse du final. En exact contrepoint, le récital se conclut par l'adaptation pour alto due à (2021, centenaire de la mort du compositeur) de la sonate pour basson, opus 168 de . Sous ses nouveaux atours et sous un archet aussi inspiré qu'éloquent, l'œuvre devient un modèle de distinction nostalgique (allegretto initial), de diction châtiée et élégante (allegro scherzando), de cantabile quasi opératique au clin d'œil parodique amusé (final). Dans ces deux œuvres, soulignons la qualité du partenariat au-delà du simple accompagnement de , idéal complice d'une altiste en état de grâce.

La Sonate opus 11 n°4, composée au sortir de la Grande Guerre, de – éminent altiste s'il en fut – est une œuvre-charnière. Clairement héritière par son harmonie chatoyante d'une atmosphère fin-de-siècle post-romantique dans ses deux premiers temps (on songe un peu à un Max Reger mâtiné de Debussy), elle bifurque brutalement avec son final (à variations) vers la Nouvelle objectivité, par une écriture plus fonctionnelle , contrapuntique, parfois humoristique ou délibérément outrée dans ses nuances. A l'opposé d'un Antoine Tamestit (Naïve, 2013) qui jouait, surtout dans le final, la carte du survoltage expressif – la « beauté du son » devenant secondaire – Sindy Mohamed entend maintenir la rigueur du discours, et un respect infinitésimal des nuances, par une largeur de phrasé et un hédonisme des timbres rappelant à plus d'un titre le style de son professeur (Myrios classics) – tout en glissant ci et là quelque œillade sarcastique au gré du final (les chromatismes doublés de portamenti à partir de 4'45 ») ou en forçant davantage le trait dans les ultimes mesures marquées de quadruples ou quintuples forte. Toutefois, est-ce une volonté délibérée, ou un artefact de la prise de son, le piano de Julien Quentin nous semble par moment quelque peu envahissant, et le résultat final un rien moins probant sur le plan de l'équilibre sonore, eu égard au reste du récital.

Pour compléter le tableau, et en guise d'interludes entres ces œuvres assez vastes, Sindy Mohamed a programmé des plages plus courtes mais hautement suggestives. Elle rend hommage à l'école allemande de l'instrument et au grand pédagogue de l'alto , avec sa très fruitée transcription du célébrissime Frühlingslied de Felix Mendelssohn-Bartholdy. Mais surtout, elle a commandé au compositeur égyptien , multi primé pour ses musique de (télé)films, une adaptation du générique de la série télévisée « Faten Amal Harby » pour l'alto accompagné de touches délicates d'oud, et de riq. Le résultat, évocateur de la Mère Patrie, est à la fois fascinant et intensément nostalgique – par sa mélopée orientale, ses légères déviations d'intonations et ses rythmes discrètement déhanchés.

Voilà donc un premier disque pleinement réussi : loin de tout éphémère battement d'ailes lépidoptériques, il marque l'entrée d'une étoile montante de l'alto, appelée à briller au firmament de la nouvelle génération.

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