Avec leur nouvelle création Don Quichotte, le couple de chorégraphes du Théâtre du Corps embarque le public du Festival Cadences d'Arcachon dans une épopée fantastique et très contemporaine dans laquelle on parle d'intelligence artificielle et de son emprise sur les cerveaux humains, d'écologie, de liberté, d'amour et de beaucoup d'autres thèmes qui traversent notre société.
À la manière de Cervantès qui utilisait la forme du roman pour critiquer les dérives de la société espagnole du début du XVIIe siècle, Marie-Claude Pietragalla et Julien Derouault, entendent dénoncer ceux de notre époque. Transposée dans un futur proche dans lequel l'intelligence artificielle règne en maître sur les esprits, la quête du chevalier auto-proclamé Don Quichotte devient existentielle. Les aventures tragi-comiques du seigneur de la Mancha deviennent une course effrénée pour sauver l'humanité.
En s'attaquant à ce monument de la littérature, les chorégraphes se sont lancés un pari ambitieux mais aussi un défi. En effet, comment restituer par la danse une œuvre aussi foisonnante que le conte utopiste de Cervantes ? Les chorégraphes semblent avoir trouvé la parade en mêlant les disciplines et en laissant une grande place aux dialogues entre les deux protagonistes principaux, mais aussi à Dulcinée/Pietragalla qui, par écran interposé, représente l'intelligence artificielle qui régit désormais ce monde apocalyptique, et dont Don Quichotte tombe éperdument amoureux. La nouvelle création du couple chorégraphe mêle avec brio théâtre, danse et décors virtuels signés de la talentueuse artiste Claire Allante, qui donnent à la pièce une profondeur et une intensité visuelle immersive très réussie.
Le Théâtre du Corps, créé il y a plus de 20 ans par l'ex-danseuse étoile de l'Opéra de Paris Marie-Claude Pietragalla et le danseur virtuose Julien Derouault, n'a jamais si bien porté son nom tant les danseurs se font naturellement comédiens. Julien Derouault incarne à merveille le pauvre gentilhomme de la Mancha devenu fou à force de lire trop de romans de chevalerie, au point de se prendre lui-même pour un chevalier dont la mission est de partir combattre le mal et défendre les opprimés. Ici, pas de cheval ni d'âne pour transporter les héros mais une moto électrique customisée et un téléphone portable qui accompagne le génial Prince Mihai alias Sancho Panza. Ce dernier interprète à merveille le fidèle compagnon de Don Quichotte, devenu dans cette version moderne un comédien queer rêvant de devenir célèbre. Il illumine la pièce, apportant fantaisie et légèreté dans cette histoire tragi-comique, à la façon d'un Sganarelle facétieux, évoquant même parfois un Christian Clavier période Les Visiteurs.
La chorégraphie à quatre mains concoctée par Pietragalla et Derouault n'est pas là pour contraindre les corps mais au contraire laisse émerger la personnalité de chaque danseur qui, à tour de rôle, a la possibilité d'être sur le devant de la scène. Les danseurs s'expriment par le mouvement de manière organique et intense, en s'appropriant aussi bien le texte que les intentions des chorégraphes. Chacun a la place de faire émerger son talent, sur un registre tutoyant le hip-hop, le break dance ou avec un vocabulaire plus classique selon le moment. Les tableaux se succèdent avec notamment des danses de groupes très réussies, très maîtrisées techniquement.
On doit à Julien Derouault l'adaptation du texte de Cervantes qui tient une large place dans cette création originale. Les références et l'humour constellent la pièce de bout en bout et permettent à tous, familiers ou non de Cervantès, de suivre l'intrigue qui, on pourra le regretter, s'étire parfois inutilement. Côté interprétation, Julien Derouault impressionne également. Il est sur scène de bout en bout sans aucune baisse de régime. Habité par son rôle, charismatique, il emmène la troupe du Théâtre du Corps et le public avec lui grâce notamment à de nombreux clins d'œil ou apartés, mais surtout à son engagement physique. Les tableaux se succèdent comme autant de chapitres du livre de Cervantès (le combat contre les moulins à vent qu'il prend pour des géants, la rencontre des prostituées qu'il prend pour des nobles dames en danger, le mariage de Kitri, etc.) Ils permettent d'alterner des solos, duos ou ensembles dansés ciselés, et de grande tenue. Les situations cocasses ne manquent pas, la mise en scène et les trouvailles pour les costumes rythment efficacement une grande partie du spectacle, tout comme la diversité des musiques, qui s'enchaînent sans heurts, des plus classiques au plus contemporaines.
Empruntant au théâtre sans renier les codes du ballet, le Don Quichotte du Théâtre du Corps est le fruit d'un gros travail d'adaptation qui apporte un souffle nouveau à la pièce de Cervantès, dans laquelle Marie-Claude Pietragalla interprétait le rôle de Kitri lorsqu'elle fut nommée danseuse étoile du Ballet de l'Opéra de Paris à l'époque où Patrick Dupond en était le directeur artistique. La boucle est bouclée ?
Le lendemain on retrouve six danseurs du Théâtre du Corps dans un tout autre registre, sur la scène du théâtre de la mer, face au bassin d'Arcachon. Sur des airs de jazz populaires de la Nouvelle Orléans, joués live par l'excellent Guillaume Nouaux trio, les jeunes interprètes font montre de leur grande versatilité avec une courte pièce intitulée Quand le jazz rencontre la danse…. Rappelant parfois Charlie Chaplin ou Buster Keaton, la joyeuse chorégraphie de Pietragalla et Derouault réjouit le public, notamment les plus jeunes, par ses facéties et la grande place laissée au jeu. Un moment jubilatoire, sous les yeux de leur chorégraphe manifestement content du travail de ses jeunes recrues.
Crédit photographique : Don Quichotte © Pascal Elliott ; Guillaume Nouaux Trio © Guillaume Nouaux / Festival Cadences
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