Dans un programme Stravinsky/Prokofiev, les Viennois justifient tous les doutes qu'on peut avoir sur l'identité artistique d'un orchestre trop sûr de lui-même.
Où va le plus prestigieux de tous les orchestres du monde ? Deux articles de Jan Brachmann dans la Frankfurter Allgemeine avaient cet été posé quelques questions et quelques constats dérangeants, sur un orchestre perçu comme sans véritable identité, sans projet artistique autre que la gestion de l'héritage, et dépassé dans tous les secteurs du répertoire par des ensembles spécialisés ou non, mais toujours plus inventifs que lui. La saison 2025/2026 est à peine entamée, et l'orchestre en est déjà à sa deuxième tournée européenne (la première était passée par Paris), après un été salzbourgeois à l'agenda comme toujours insensé – et après déjà cinq concerts viennois avec le même programme.
L'un des griefs classiques qui est fait à l'orchestre est son attachement à quelques baguettes vénérables, toujours les mêmes, y compris quand la qualité artistique n'est plus là – un des tabous les plus inviolables du monde de la musique classique, qui ne remet jamais en cause ses grands noms. Avec Tugan Sokhiev, le partenariat ne date que de 2009 ; ce concert à Luxembourg, le dernier de l'orchestre avec ce programme, est peut-être une bonne occasion d'observer l'orchestre hors de la course d'obstacle salzbourgeoise et hors de ces longs compagnonnages plus moins enferrés dans les vieilles habitudes.
Le programme de ce concert est typique des choix de programmation de l'orchestre depuis des années, favorisant presque sans partage les œuvres à grand effectif et le répertoire du XXe siècle, en tout cas de sa partie la plus tempérée. Le programme commence par le Concerto pour piano n° 3 de Prokofiev qui, étrangement, n'avait jamais été joué à la Philharmonie de Luxembourg en vingt ans d'existence. Tugan Sokhiev s'avance pourtant seul au début du concert, sans pianiste : l'hymne national luxembourgeois n'a pas besoin de piano soliste pour faire beaucoup de bruit, et le public debout tourne la tête vers une des loges de droite où se tient le grand-duc régnant – on nous excusera de ne pas commenter l'interprétation de cette première pièce.
Lukas Sternath, succédant à Martha Argerich qui avait interprété le même concerto dans les concerts viennois, fait ensuite son entrée aux côtés de Tugan Sokhiev. Le solo de clarinette qui ouvre l'œuvre, comme celui de flûte qui le suit, confirme que l'orchestre continue à employer quelques-uns des meilleurs musiciens d'aujourd'hui, toujours capables de cette plénitude sonore, délicatement expressive mais toujours brillante, qu'on associe à l'orchestre et à sa longue tradition. Le premier mouvement fait cependant déjà naître des doutes. Les moments les plus extravertis ne manquent pas de brio et d'élan collectif ; les moments plus méditatifs, eux, conservent une réelle beauté sonore, mais au détriment de la poésie et de l'expressivité. Lukas Sternath n'est pas en cause ; il ne serait guère pertinent de comparer son interprétation avec les merveilles que propose Argerich dans un de ses concertos préférés, mais il en affronte les défis avec brio, sans parvenir à suppléer aux mollesses de l'orchestre, mais avec une précision rythmique et un sens du détail jusqu'aux moments les plus virtuoses qui suffisent à emporter l'auditeur.
Petrouchka qui constitue toute la deuxième partie de ce court concert est sans doute une des œuvres les plus révélatrices pour un orchestre et/ou pour un chef. Le constat ici n'est pas de nature à rassurer : les musiciens individuels ne sont pas en cause, et on ne cesse d'admirer tel solo de clarinette, de basson (la Française Sophie Dervaux), de flûte (même si, dans ce cas, l'instrumentiste semble se complaire dans sa propre beauté sonore au détriment du mouvement d'ensemble) ; et pourtant, quels abîmes s'ouvrent entre ces moments de grâce isolés ! Pas de place pour l'humour, pas d'élan narratif, pas d'unité dans le chaos de la foire foraine. Plus la tragédie du pantin floué avance, plus une impression étrange se dégage : Sokhiev semble diriger pour le public beaucoup plus que pour l'orchestre, comme si celui-ci n'avait pas vraiment besoin de lui, comme si l'habitus collectif de l'orchestre se suffisait à lui-même, comme si l'artiste invité à sa tête n'avait rien à lui apprendre. A-t-on entendu l'interprétation de Petrouchka par Tugan Sokhiev ? Sans doute pas. Le Philharmonique de Vienne défend-il ici sa légendaire capacité à se passer au besoin de chef ? Les musiciens parviennent certes à ne pas se perdre dans cette partition redoutable, mais ils échouent radicalement à lui donner vie.