Deux monuments du répertoire pianistique, la Sonate D.960 de Schubert et la Sonate n°3 en si mineur de Chopin, étaient au programme du récital d'Igor Levit au Théâtre des Champs-Élysées. Un interprète qui laisse à la fois admiratif et perplexe.
Quoique que les Nachtstücke op.23 de Robert Schumann, plutôt rares au concert, s'intercalent entre ces deux grandes sonates du répertoire, le programme en soi n'attire pas par son originalité, tant ces œuvres sont jouées. Mais la curiosité pique : que va donc en faire Igor Levit, après ses remarquables mais aussi parfois déconcertantes interprétations des sonates de Beethoven dont il a publié l'intégrale en 2019 ?
Le pianiste pose dès les premières mesures le cadre de la dernière Sonate de Franz Schubert (n°21 en si bémol majeur D.960) telle qu'il la conçoit, et il n'en déviera pas jusqu'à ses accords finaux. Il choisit un tempo d'une lenteur inaccoutumée et un son ténu, cette sonorité douce, très travaillée, dont il a le secret. L'oreille s'y laisse volontiers prendre et en savoure la beauté, le raffinement. Mais voilà, les minutes s'écoulent, et l'on réalise que ce jeu feutré, aussi superbe et admirable soit-il, fait du sur-place… Le pianiste se complaît dans l'instant, se laisse prendre lui-même à la contemplation de ce beau son et de l'effet qu'il produit, semblant, tout en posant parfois, jouer pour lui-même, absorbé dans une intériorité poussée à l'extrême, arborant une sobriété feinte, tant son jeu est sophistiqué. Penché sur une somme de micro-détails qui lui apportent contentement à en juger l'expression de son visage (les façons multiples dont il restitue les notes en ostinato par exemple), le musicien ne sort de cette immobilité méditative, certes parfois envoûtante, que pour de brefs accès d'âpreté, voire de violence expressive. On aurait attendu un minimum de ferveur dans ce premier mouvement, dont on ne sens pas au bout du compte la progression, même si l'on en perçoit la construction. La ténuité du son comme replié sur lui-même, aux confins du pianissimo, est encore poussée plus loin dans l'Andante sostenuto, tout comme la retenue du tempo d'ailleurs, mais ce mouvement où domine la gravité dans une raréfaction sonore extrêmement dosée, tout comme la pédale utilisée avec une grande économie, suscite l'admiration. Lorsque le chant s'anime, il s'élève « en dehors », sur la sonorité feutrée et même fondue des basses, dans un remarquable équilibre des registres. Mais le chant d'une façon générale, et jusque dans le dernier mouvement, souffre de cet enfermement introspectif : toujours contenu, rabattu, presque contraint, les lignes mélodiques parfois rabotées, il n'a pas ici son pouvoir de consolation, là où son expansion, sa libération devraient remettre au centre le désir de joie et de légèreté, si salvateur !
Les Pièces nocturnes – Nachtstücke op.23 – de Robert Schumann jouées après l'entracte sont loin d'être paisibles et apportent un contraste bienvenu. La première prend les contours d'une marche fantastique, tandis que la seconde et la troisième, tourbillon étourdissant, sont exaltées et pleines d'énergie. La quatrième écrite comme un lent choral qui prend le doux balancement d'une berceuse, et dont le chant est bien conduit et arbore une belle sobriété, retrouve une atmosphère nocturne et apaisante.
Vient la Sonate n°3 en si mineur op.58 de Frédéric Chopin, qui, peut-être dans une moindre mesure que celle de Schubert, nous conduit aux mêmes constats. Le premier mouvement Allegro maestoso, débarrassé de toute emphase, est si intériorisé, sa ligne de chant si épurée, d'une telle retenue, qu'il manque de souffle, d'éclats. Davantage de relief et de galbe à la phrase musicale, tout en restant dans cet esprit de noble retenue, aurait été souhaitable, mais la sonorité demeure très belle, toujours extrêmement soignée. Après le Scherzo, joué avec une vélocité un peu excessive au point d'en gommer parfois la lisibilité, mais qui démontre la solidité sans failles des doigts du pianiste, le Largo est un moment suspendu qui laisse place aux silences et à l'attente, avant de déployer un chant d'une grande noblesse, superbement timbré et conduit, sur un bel étagement des plans sonores. Si tout est parfaitement maîtrisé techniquement dans le Finale, l'équilibre des deux registres du piano questionne. Est-ce volontaire ? Sans doute, le pianiste privilégiant la ligne du registre médium grave, les avalanches de gammes descendantes depuis l'aigu perdent de leur brillance, et, ternes, passent très étrangement au second plan.
Le Nocturne en do dièse mineur opus posthume de Chopin joué en bis, reste lui aussi dans cette rêverie contemplative que le public accueille avec engouement, rappelant l'artiste plusieurs fois sur scène. Mais il s'en tient à cet au-revoir.