L'émotion était au rendez-vous avec des poèmes symphoniques de Richard Strauss et des lieder de Gustav et Alma Mahler réunis au TCE par la voix souveraine de Joyce DiDonato, bénéficiant de l'écrin de l'Orchestre national de France dirigé par Cristian Măcelaru.
On ne saurait se priver d'aller écouter la mezzo-soprano américaine Joyce DiDonato, artiste que l'on n'a eu de cesse d'admirer, dans Haendel, Purcell mais encore Berlioz… et ce soir ce sera dans Les lieder d'Alma et Gustav Mahler, un répertoire inhabituel où l'on est heureux de la trouver. Ouvrant et refermant ce concert lyrique, l'Orchestre national de France donne à entendre deux poèmes symphoniques de Richard Strauss. Le premier, Mort et Transfiguration, œuvre de jeunesse, ne fait pas partie non plus du répertoire où l'on attend le « National » : son chef Cristian Măcelaru en donne une lecture soignée, tout comme le sont les interventions des instrumentistes solistes (le violon solo de Luc Héry, mais aussi la clarinette solo) et des différents pupitres. Mais sa direction pourrait accuser davantage les contrastes exacerbés de l'œuvre, la dualité de ses ambiances, la confrontation de ses timbres. Le lyrisme intense des cordes prévaut souvent sur les voix des bois et des cuivres que l'on aimerait entendre parfois devant elles. Certes l'œuvre est tenue, portée, chante même éperdument, mais si les sonorités plombées venues d'outre tombe évoquant la mort sont saisissantes, l'épisode de la transfiguration peine à s'en élever, à trouver et répandre sa lumière. Don Juan, en revanche, se trouve mieux servi : Măcelaru donne une lecture plus transparente et aérée de cette partition de Strauss, allège, emporte tout l'orchestre dans des dynamiques et un lyrisme conquérant, couronné par l'énonciation glorieuse du thème du héros ré-exposé par ses quatre cors.
L'Orchestre national de France se révèle un partenaire de grande classe pour Joyce DiDonato, qui vient chanter les lieder des Mahler mari et femme. D'abord les cinq écrits par Alma, alors qu'elle n'avait pas encore rencontré son futur époux. Celui-ci d'ailleurs ne daigna pas s'y intéresser, n'accordant à sa femme que le rôle d'épouse « aimante » et « compréhensive ». Plus proches, par les chromatismes notamment, de l'écriture de Richard Strauss ou de celle de Zemlinsky, ils n'ont rien à voir avec le style mahlérien et ne seront orchestrés que bien plus tard, en 2003, par le compositeur et chef finlandais Jorma Panula. C'est dans cette version très respectueuse de la ligne vocale, la plaçant toujours au premier plan, que ces mélodies sont données ce soir. Joyce DiDonato nuance finement ces cinq poèmes d'auteurs différents (Dehmel, Hartleben, Flake, Rilke, et Heine) faisant référence à la nature et à la nuit. Dialoguant avec le somptueux cor anglais de l'orchestre dans le premier (Die Stille Stadt) elle en distille les paroles étranges des couleurs sombres de sa voix, qui s'éclaire de toutes les richesses de son timbre dans le suivant (In meines Vaters Garten), prenant des inflexions voluptueuses à chaque fin de strophe. Les trois derniers, courts poèmes d'amour (Laue Sommernacht, Bei dir ist es traut et Ich Wandle unter Blumen) sont, chantés par elle, magnifiques de délicatesse et renversants d'émotion.
Après la découverte précieuse de ces lieder de toute beauté, l'émotion demeure et domine lorsque la chanteuse s'empare des cinq Rückert-Lieder de Gustav Mahler, dont elle sait caractériser l'intimité des univers, dans une projection très naturelle et sans outrance de sa voix, en livrant toute la déclinaison de ses couleurs. On se laisse emporter par le chavirant et vibrant lyrisme de Liebst du um Schönheit, et saisir par les sombres et douloureux accents de Um Mitternacht, tandis qu'elle nous plonge dans la tristesse sans fond et l'abandon de Ich bin der Welt abhanden gekommen, qu'elle enveloppe peu à peu d'une douceur infiniment touchante, celle du cor anglais à nouveau ici en toile de fond. Orfèvre des mots et du chant, Joyce DiDonato reçoit du public des marques de gratitude largement exprimées : il faut dire que sa façon de transmettre par la musique de sa voix les émotions humaines demeure un cadeau d'une grande rareté. À noter que le concert a été retransmis en direct par France Musique et est disponible à la ré-écoute.