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Au Lido, Les Demoiselles de Rochefort sur les Champs-Élysées

Supervisée par Mathieu Demy et Rosalie Varda, voici une adaptation presque parfaite, au Théâtre du Lido, des Demoiselles de Rochefort, la comédie musicale parfaite de Jacques Demy et .

Après le triomphe mérité de son si original Les Parapluies de Cherbourg, et avec des moyens autrement considérables (Les Demoiselles de Rochefort fut même simultanément tourné en français ET en anglais), Jacques Demy avait eu l'idée, dans son second film « en-chanté » (comme il aimait à le dire), de reprendre les codes de la comédie musicale américaine mais en les transcendant de son style unique. La meilleure illustration de son ambition étant très certainement la façon avec laquelle, dans Les Demoiselles, il aborde la problématique du happy end : pour preuve, le génie filmique de l'ultime rencontre de Delphine et Maxence au terme d'une fin heureuse pour tous envoyait au tapis celles, invariablement conventionnelles, des réalisations d'Outre-Atlantique.

Diptyque à fleur de peau de la passion amoureuse, recto/verso l'un de l'autre (le premier d'un pessimisme crépusculaire, le second d'un optimisme lumineux), Les Parapluies et Les Demoiselles, nés de la rencontre de deux hommes qui avaient beaucoup en commun, même au physique, sont deux films d'une rare perfection.

Trouver leur équivalence scénique n'était pas chose aisée. Jean-Luc Choplin, après avoir dû se contenter d'une mise en espace (Vincent Vittoz) des Parapluies au Châtelet en 2014, et avoir franchi un stade avec un scénique () assez réussie de Peau d'âne au Théâtre Marigny en 2018, termine son rêve d'une Trilogie Demy avec une nouvelle version des Demoiselles confiée à et Étienne Guiol (Satyagraha à l'Opéra de Nice) qui sont les maîtres d'œuvre d'un écrin scénographique dans lequel (Tribut de Zamora à Saint-Étienne) n'a plus qu'à glisser le joyau de sa mise en scène.

Le début peut être qualifié de proprement bluffant, qui parvient, en moins de temps qu'il n'en faut pour l'admirer, non seulement à faire oublier l'environnement spécifique du Lido (guéridons, consommations, champ de vision…), ou à illico faire son miel des possibilités techniques (son impressionnante scène ascendante) d'un lieu qui en a vu d'autres avant de devenir un vrai théâtre en 2022, mais aussi à donner le ton de l'ambition générale dès la première scène du film : la traversée de la Charente sur le fameux pont transbordeur qui inspira tant Demy. A priori irreprésentable, l'ouverture du film voit virtuel et réel, d'abord indiscernables l'un de l'autre, s'allier au cadre cinémascopique du lieu (magnifiquement surligné d'un fil de néon) pour produire, comme dans le chef-d'œuvre de Demy, l'impression de passage dans une autre réalité. Même réussite avec le superbe travelling arrière de l'apparition de la bonbonnière des sœurs jumelles (animée en plus d'un mouvement rotatif) n'ayant à envier ni à la grâce du superbe travelling avant de Demy, ni à l'apesanteur de la sublime mélodie de Legrand : mi ré mi do mi si mi la mi sol mi fa… Le surgissement à la verticale du bar d'Yvonne devant un ciel de lettres ascendantes écrivant un mot aujourd'hui mythique (Rochefort), achève de ressusciter à la scène les lieux de l'action sis dans la belle endormie charentaise sortie de sa léthargie par le tandem Demy/Legrand. Jamais en repos, très bien éclairée, cette scénographie en tous points crédible (émouvante symphonie en blanc du magasin de musique de Simon), reste partageuse, son ivresse visuelle laissant entrevoir à cour et à jardin l'orchestre dirigé par , complice de , et déjà aux commandes musicales de Peau d'âne.

Autre immense motif de satisfaction : à des lieues de la version de 2003 (Rheda) au Palais des Congrès, inexplicablement lestée (par le compositeur lui-même !) de moult compositions étrangères à la partition originale, le spectacle donne à entendre dans leur chronologie tous les numéros du film, dont le rythme gracieux n'est rompu qu'une seule fois : la géniale scène parlée en alexandrins du gâteau d'anniversaire est hélas supprimée, ce qui n'est pas sans nuire à l'équilibre miraculeux du finale, par trop précipité, malgré une sublime rencontre Solange/Andy, par une kermesse qui aurait gagné à infiltrer le public, par des retrouvailles Yvonne/Simon un brin expédiées, et surtout par une dernière image, qu'un jeu d'orgues trop pressé rend difficilement lisible. Ceux qui n'ont pas vu le film pensent alors que Delphine reste seule au bord de la route, ce qui détonne forcément dans cette ode à l'âme-soeur pour tous.

Si les enchaînements sont réglés au cordeau (très mignonne scène des bonnes sœurs arrivant chez Monsieur Dame), les chorégraphies de Joanna Goodwin, un peu attendues, n'atteignent pas tout à fait la grâce de celles du film. Le seul bémol du spectacle réside dans les costumes d'Alexis Mabille, assez redoutables pour les forains, les marins et Maxence, beaucoup moins sexy que les Demy-boys sur pellicule. Plus gâtées sont les filles (savoureux déluge de gaze des robes de chambre) mais pourquoi, diable, avoir affublé Delphine et Solange de collants les privant de la grâce aérienne des sœurs Deneuve/Dorléac ?

Idéalement virevoltantes malgré tout, et , bien que cette dernière soit parfois noyée par une sonorisation orchestrale trop généreuse, sont des jumelles épatantes, Valérie Gabail une Yvonne qui fait presque oublier Danielle Darrieux, un Maxence progressivement aussi touchant que l'original. Comme ce dernier, trop engoncés sous des étoffes trop lourdes et de pesantes pattes d'éléphant, et en Étienne et Bill dépensent des trésors d'énergie pour faire exister leurs personnages. Plus gâtés par leur garde-robe, l'Andy de et le Guillaume de séduisent chacun à leur manière. Simon Dame est caractérisé sans pathos par , la Josette d' ayant droit à un numéro dansé en solo fort applaudi. On n'aura garde d'oublier le Boubou de Daniel Smith, dont les spectaculaires acrobaties (une hilarante innovation) indiquent à elles seules l'âge du garçonnet dont le surnom servit un temps de titre au film.

En plus d'exaucer (60 ans après !) le rêve de deux provinciales voulant vivre de leur « art à  Paris », cette impressionnante réalisation du trio Rico/Lavenère/Guiol qui, à l'instar de celle de Thomas Jolly invalidant tous les Starmania l'ayant précédé, rend caduque la redoutable version de 2003, met sérieusement à mal le syndrome du « pré plus vert ailleurs. » Ne serait-il pas le moment de poser le plus sérieusement du monde la question : et si la meilleure comédie musicale du monde était française ?

Crédit photographique : © Julien Benhamou

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