Bien souvent « l'ombre double » de Pierre Boulez durant les festivités autour de la « génération 25 », Luciano Berio, est célébré à l'égal de son confrère et ami (deux œuvres chacun !) par Marek Švejkar et sa clarinette dans cet enregistrement où l'on mesure l'ampleur du talent de l'interprète.
Immense, multiple et tellement humain, l'art de Berio nous étreint dans Lied, un titre qui ramène à un genre, comme c'est souvent le cas chez l'Italien, mais ici sans les paroles. Le son de la clarinette est doux comme une caresse, avec ses itérations de fin de phrases qui semblent styliser la manière ornementale d'un Monteverdi. Lied est un bijou dont la clarinette de Švejkar épouse la ligne avec la plus grande délicatesse. Dans la Sequenza IXa (1980), son instrument ronronne, claironne, chante dans son registre laryngé (le chalumeau), oppose de grandes tenues jouées haut et clair aux figures bourdonnantes dans le médium. L'interprète en exalte les contrastes avec une autorité du son, un sens des dynamiques et une aisance virtuose qui captivent l'écoute.
Comme ses contemporains, Boulez a aimé la clarinette, pour son extrême vélocité. Pour elle, il compose deux œuvres d'envergure à l'affiche du CD. Domaines est à l'origine une pièce pour clarinette solo, écrite dans les années 60, date à laquelle se fait jour la problématique de « l'œuvre ouverte » dont relève la conception de la pièce. Boulez met en place un système de six feuillets volants et plusieurs parcours laissés au choix de l'interprète, en vertu de ce qu'il appelle « une liberté surveillée ». La ligne est fragmentée, procédant par îlots sonores, avec une attention particulière à l'allure du son (fluctuations au quart de ton, trilles ou trémolos), aux dynamiques qui sculptent l'espace, à la qualité du son, lisse ou granuleux (Flatterzunge), pur, en accords (multiphoniques) ou saturé (souffle), autant d'états variés de la matière dont rend compte le jeu de l'interprète avec une ductilité confondante. Dans Miroir (deuxième volet), le clarinettiste rejoue sa partie en la lisant à l'envers : jeu d'enfant pour l'interprète qui s'exécute avec le même investissement, à la faveur d'une acoustique réverbérante bienvenue.
Boulez retravaille le matériau de Domaines dans Dialogue de l'ombre double (1985), cadeau fait à Berio pour ses 60 ans. Le chiffre 6 y est toujours souverain : 6 strophes pour la clarinette live jouée « sous les projecteurs » et dialoguant avec son ombre – sept interventions de la clarinette off (pré-enregistrée par l'interprète) entendue dans le noir et à travers six haut-parleurs. L'alternance, sensible à l'oreille malgré le manque de « mise en espace et en lumière » inhérente à l'œuvre, ménage quelques tuilages savoureux et autres surimpressions comme ce do aigu à la fin de la trajectoire où fusionnent in fine les deux « personnages ». Le jeu de Marek Švejkar est sans faille, dont on apprécie l'homogénéité du timbre, l'éloquence du discours et l'élégance des figures dessinées dans l'espace avec une finesse et une précision qui maintient l'oreille captive durant les 22 minutes de l'enregistrement, soit quatre de plus que celui de son ainé Alain Damiens chez DG !
La présence de Bach au mitan du CD ne saurait dissoner, invoquée par Berio, dans sa Sequenza pour violon notamment, et par Boulez (« Moments de J.S. Bach ») dont il vénère la technique de la forme puissamment unitaire. Le choix de Marek Švejkar s'est porté sur la Partita en la mineur BWV 1013 (1720) en quatre mouvements, écrite originellement pour la flûte. On apprécie la pureté du son et le soin de l'articulation dans l'Allemande, la légèreté et le caractère aérien de la Corrente, la rondeur du timbre et l'élan de la phrase dans la Sarabande, l'assise rythmique dans la Bourrée anglaise qui file droit : évidence du style et envoûtement du son !