Avec Boléro et avec Bal impérial, création commandée par le comité viennois de commémoration du bicentenaire de la naissance de Johann Strauss fils, Sidi Larbi Cherkaoui et les danseurs du Ballet du Grand Theâtre de Genève montrent ce que la valse cache : le crépuscule d'un empire déchu.
Il faut se méfier des valses. Elles sont mauvaises pour la santé, disait-on à Madame Bovary, ainsi qu'à toutes les femmes, riches ou moins riches, qui risquaient fort d'être étourdies par le tournis des pas, et par les mauvais génies censés les guider. Et pourtant, Strauss en fit son miel. Et Vienne, qui célèbre le bicentenaire de la naissance de Strauss fils, a décidé de le fêter de manière totalement décalée, en conviant Sidi Larbi Cherkaoui pour une création avec ses danseurs du Ballet du Grand Théâtre de Genève. A Genève, qui a eu la primeur de sa création mondiale, Cherkaoui frappe fort dans le détournement de la grande valse viennoise, en privilégiant la dénonciation de sociétés pas si formatées que cela, dont les conventions d'apparence peuvent vite devenir « débridables ».
Dans un manoir aux airs d'église, la débauche est de rigueur. Autour d'un immense buffet où trônent vins, fruits et candélabres en surabondance, hommes, femmes et travestis se tournent autour et séduisent, en pratiquant une danse verticale et presque immobile du bas du corps, avec un fort travail de bras qui moulinent, avant de partir en valse fatale. Il y a, dans ces marches exacerbées, bien des citations bauschiennes. Mais ici, l'heure est à l'extraversion visuelle. Loin des nuisettes de Pina Bausch, voici les grandes robes. En taffetas certes, mais aux allures déglinguées. Avec des panières, mais les fesses presque à l'air, faisant rimer décadence et déca-danse. Ces costumes très travaillés sont signés Tim Yip, hongkongais ayant autant créé pour le cinéma (Tigres et dragons) que pour l'Opéra (Lohengrin dans la mise en scène de François Girard au Bolchoï de Moscou en 2022) ou pour les tenues des sportifs chinois aux Jeux Olympiques. Jouant à fond sur l'effet pictural, le résultat est visuellement bluffant.
Dans le même temps, dans une trempe très théâtrale, des gardes en livrées, poudrés et chapeautés se livrent à une danse du sabre très étudiée, lorsqu'ils n'en sont pas à valider de sordides tueries gérées par des hommes en noir. Le temps d'un solo de mort éblouissant. Quand les aristocrates valsent, les militaires tuent. Ces mondes d'hier (miroir de celui d'aujourd'hui) devenus fous, ont d'ailleurs mal fini, et les valses n'ont soudainement plus rien d'anodin dans leur tournis final.
De cette folie valseuse, où l'on croit s'étreindre alors qu'on ne fait qu'avancer, reculer et tourner en rond, émerge à plusieurs reprises un calme nippon surprenant. Trois musiciens tout en noir prennent alors la main, entre percussions sur d'immenses tambours, flûtes de bambou et chants de poèmes anciens superbement psalmodiés, glanés dans les régions les plus reculées du japon. Que viennent-ils nous dire ? Sidi Larbi Cherkaoui, résolument japonophile, a réinvité des musiciens avec qui il a souvent travaillé. On comprend sa passion pour cette musique. On a moins vu le lien avec la dépravation viennoise, tant celle-ci ne va justement pas atteindre la sérénité japonaise pour le coup érigé en monde presque parfait, si calme, si harmonieux. Est-ce un contrepoint ? une manière brechtienne de stopper le spectacle, pour mieux le reprendre, sans lien aucun ? Nul ne saura. Dans le programme, le chorégraphe explique qu'il y a une corrélation : « A Vienne, on danse pour oublier la chute prochaine de l'Empire. Au Japon, on joue Strauss pour montrer qu'on peut rivaliser avec l'Occident. » Mais le recours aux musiques traditionnelles, justement, infirme ici ce propos, pourtant exact dans la réalité. Sans doute faut-il comprendre qu'en filigrane, ce guerrier japonais ancien, tout en armure, est bien l'homme dont le sabre est le chaînon manquant.
Bal Impérial est somptueusement foutraque. Désespérément dissolu. Quelque peu long (75 minutes). On aurait aimé plus de rigueur dans la construction, plus de concision, et une vraie dramaturgie croisée entre Vienne et le Japon. On peut aussi penser que ce grand bazar de luxe, sciemment construit ainsi, montre un monde qui a perdu le Nord. Et qu'en Europe comme au Japon, il ne faut pas se fier aux traditions. Qu'elles peuvent tourner mal, finir en valses fatales. Et vriller dans tous les sens. Les empires ne nous disent rien de bon, semble nous danser le chorégraphe. Et les temps modernes nous le confirment.
Ceux d'aujourd'hui, comme ceux d'hier, aussi d'ailleurs. Tel Ravel qui, en 1928, avait déjà compris, en son sens, le tournis de sa société industrielle, lui qui s'est inspiré des sons répétitifs d'une usine pour concevoir son Boléro. Cherkaoui, qui l'avait crée pour onze danseurs de l'Opéra de Paris, y avait vu – déjà – une rythmique de valse. D'où sa programmation logique dans cette soirée où la valse est reine. Et mortifère.
Comme à Paris, les danseurs arrivent tout de noir vêtus avant de lâcher leur manteau et révéler de longues robes en dentelles unisexes (signées Riccardo Tisci de chez Givenchy) dessinant des squelettes… Les masques, là aussi, donnent l'illusion d'un bal infini, d'une sobriété en total antithèse avec Bal Impérial. Ici, les danseurs évoluent d'une manière très traditionnelle, voire même conventionnelle, tournant sur eux-mêmes, tels des satellites en libre orbite, dans une déambulation somnambulique rappelant aussi les ballets blancs classiques. L'installation d'un immense miroir oblique au-dessus d'eux reflétant les danseurs est sans doute le grand intérêt de cette pièce, conçue avec le complice du chorégraphe Damien Jalet et la performeuse Marina Abramovic qui n'a pas apporté ici sa touche sulfureuse. L'intérêt du miroir (instrument quotidien du danseur), c'est de voir les interprètes démultipliés sous un autre angle, d'en haut, de profil, face à face avec eux-mêmes. C'est souvent très beau. Mais ce qui reste le plus étonnant, c'est l'absence de crescendo chorégraphique. Sidi Larbi Cherkaoui semble ne jamais l'entendre dans la musique de Ravel, et préfère rester sur une même promenade très aérienne. Dans le fond, il aurait pu, tel un synchronisme accidentel, prendre une toute autre musique que Boléro sur cette même chorégraphie. Il devrait d'ailleurs essayer. L'expérience ne manquerait pas de sel.