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Johann Strauss fils, bicentenaire d’un génie à redécouvrir

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La vie de fils (1825-1899) est inséparable de l'Histoire de l'Autriche qui l'a vu naître, vivre et mourir. Est-ce qu'un génie tel que le sien aurait pu éclore ailleurs qu'en Autriche ?

Pas en France, où la frontière est hermétiquement close depuis le XVIIe siècle entre musique savante et musique populaire. Pas en Allemagne, où la musique est affaire trop sérieuse pour servir de support à la danse. Pas en Italie, où l'âge d'or de l'opéra a relégué la musique instrumentale au second plan. Pas en Russie, terre trop rude et pessimiste. Pas en Angleterre, terre trop puritaine où les corps ne peuvent se toucher, ni même se frôler. Non, décidément, la musique des Strauss et consorts ne pouvait naître et prospérer qu'en Autriche ou, plus exactement, dans l'empire aux multiples nationalités qui fut tout sauf la prison des peuples dénoncée par des esprits chagrins. L'empire des Habsbourg ne chercha pas à germaniser ses sujets, ni leurs langues, ni leurs cultures, ni leurs traditions. C'est de cette mosaïque de peuples que sortiront la plupart des rythmes si riches et variés qui feront danser toute l'Europe du XIXe siècle : galops, marches, polkas et valses. Quoique, dans le cas de la valse, devenue LA danse par excellence, les origines sont plus lointaines. Chacun s'accorde en effet à lui reconnaître pour ancêtre le Ländler, cette danse allemande à 3 temps, qui animait les fêtes paysannes et tenait plus de l'exercice sautillant que de la danse gracieuse.

Descendue de sa Forêt-Noire natale, sur les rives du Haut-Danube, le Ländler arriva à Vienne. Mozart, Beethoven ou Schubert nous ont légué quelques compositions. Puis vint le Congrès de Vienne (1814-1815) et Michael Pamer, un chef d'orchestre au nom bien oublié aujourd'hui et qui, afin de divertir les têtes couronnées de toute l'Europe et leurs suites, eut l'idée de ralentir cette danse à 3 temps et d'inviter les couples de danseurs à glisser avec grâce sur des parquets cirés et à tourner en rond : « walzen » en allemand. La valse était née, promise à un glorieux destin. Mais ce chef était alcoolique, colérique et instable. Et c'est ainsi que deux jeunes musiciens de son orchestre, Joseph Lanner (1801-1843) et (1804-1849), qui partageaient le même pupitre, allaient se lier d'amitié et décider rapidement de voler de leurs propres ailes, en fondant leur propre ensemble, avant de se séparer et de suivre chacun sa voie. et ses musiciens allaient sortir vainqueurs de l'âpre compétition qui s'amorçait alors entre les nombreux orchestres de danse actifs à Vienne et lancer la formidable saga de la plus célèbre dynastie viennoise : Johann Strauss père et ses 3 fils : Johann fils, l'aîné, Josef (1827-1870), le cadet, et Eduard (1835-1916), le benjamin.

Johann père volera de succès en triomphe. Surnommé par ses contemporains le « Napoléon autrichien », il mènera son orchestre à la conquête de l'Allemagne tout d'abord, puis de la France de Louis-Philippe, où Berlioz lui témoignera sa vive admiration, avant de faire danser la jeune reine Victoria lors des fêtes de son couronnement en 1838. Exténué, il rentrera à Vienne pour recevoir peu après le titre de Directeur de la Musique de Danse de la Cour, titre spécialement créé pour lui. Pourtant, sa vie harassante de compositeur, chef d'orchestre et organisateur de concert, ainsi que sa double vie sentimentale, partagée entre le foyer de son épouse légitime et celui d'une maîtresse indigne de lui, finiront par avoir raison de sa santé. Il mourra de la scarlatine dans des circonstances suffisamment troubles pour qu'un observateur écrive que « mort comme un chien, il fut enterré comme un roi ». Un Viennois sur cinq, en effet, se déplacera pour accompagner le corps de son héros jusqu'à sa dernière demeure.

Entre-temps, cinq ans plus tôt, Johann fils s'était lancé à son tour dans la carrière musicale, suscitant un mélange de colère, d'appréhension mais aussi de fierté de la part d'un père trop musicien pour ne pas reconnaître le talent naissant de son fils aîné. A partir de ce concert inaugural de 1844, Johann fils allait s'affirmer d'abord comme un grand interprète, dirigeant l'orchestre du violon, comme le faisait son père, puis de plus en plus comme un compositeur prodigieusement doué. Wagner dira de lui qu'il avait « le cerveau le plus musical qui fût jamais. » Verdi ajoutera : « Je considère Strauss comme mon collègue le plus doué. » Quant à son cher ami Johannes Brahms, il confiera regretter de n'être point l'auteur de l'irrésistible Beau Danube Bleu. Au sommet de sa gloire, le « Roi de la Valse », aimé, adulé et respecté de tous, recevra aussi ce compliment plein d'humour prononcé par l'empereur François-Joseph : « C'est étrange, mais votre musique reste aussi jeune que vous. Après tant d'années, elle n'a pas pris une ride. »

On peut, du reste, en dire autant deux siècles après sa naissance, le 25 octobre 1825 : la musique de Johann Strauss fils n'a pas pris une ride, elle reste immensément populaire, et continue à être une source de joie irremplaçable pour des millions d'amateurs, comme en témoigne chaque année le succès d'audience du Concert du Nouvel An, diffusé en direct dans le monde entier depuis la grande salle dorée du Musikverein à Vienne. On ne compte pas le nombre de chefs inspirés qui ont servi et continuent de servir cette musique débordant de vie, de rythmes et de couleurs : Clemens Krauss, le pionnier, Willi Boskovsky, le plus fidèle serviteur, Herbert von Karajan, Rudolf Kempe, Karl Böhm, Carlos Kleiber, le Français Georges Prêtre ou encore, parmi les vivants : Riccardo Muti, Zubin Mehta et, on l'espère bien sûr, le Québécois Yannick Nézet-Séguin, invité à diriger l'Orchestre Philarmonique de Vienne lors de la prochaine édition du Concert du Nouvel An, le 1er janvier 2026.

S'il est surtout reconnu et admiré en France pour son abondante production de musique instrumentale (près de 500 numéros d'opus), il ne faut cependant pas négliger l'autre versant de son génie créatif : l'opérette viennoise, toujours très en vogue dans les pays de langue allemande. De 1871 à 1897, Johann Strauss fils composera quinze opérettes et un opéra-comique. Cinq titres sortent du lot : Une nuit à Venise (1883), Le baron tzigane (1885), Simplicius (1887), Sang viennois (œuvre posthume, 1899) et, surtout, LE chef-d'œuvre absolu du genre, extraordinaire foisonnement de rythmes de danse, de mélodies joyeuses, succession de scènes cocasses, insolites et hilarantes : La Chauve-souris (1874), dont on peut prédire que l'étoile ne pâlira jamais, tant cette musique fait du bien, tant elle aide à soigner et guérir la mélancolie. Maurice Ravel, critique avisé, estimait que les deux chefs-d'œuvre du théâtre lyrique étaient le final du souper de La Vie parisienne d'Offenbach et celui de La Chauve-souris de Strauss. Pour conclure, s'il est un mot qui résume l'ensemble des bienfaits que procure l'œuvre de Johann Strauss et de toute sa famille, c'est la « joie », expression vitale à laquelle aspirent tous les êtres humains.

Pour approfondir nos connaissances sur Johann Strauss et sa famille, trois ouvrages en français méritent d'être recommandés : celui d'Alain Duault, paru en 2017, celui de Bénédicte Palaux Simonnet, qui vient de paraître et offre un récit beaucoup plus complet, plus rigoureux et soucieux de vérité historique, et enfin le numéro de L'Avant-Scène Opéra consacré à La Chauve-Souris. Quant à dresser une discographie ou une vidéographie des meilleurs enregistrements des œuvres instrumentales ou lyriques de la famille Strauss, il y en aurait tant à citer. S'il fallait n'en retenir qu'un seul, à voir et à écouter le soir du réveillon, ce serait La Chauve-souris dans la version filmée dirigée à Vienne en 1971 par Karl Böhm. Champagne !

Crédits : Johann Strauss-Fritz Luckhardt ; Le Beau Danuble Bleu  © Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

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5 commentaires sur “Johann Strauss fils, bicentenaire d’un génie à redécouvrir”

  • Lacoste Olivier dit :

    On trouve sur le site de France Musique un remarquable podcast diffusé l’été dernier autour de la famille Strauss.

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  • Christian Lemaire dit :

    Vous avez raison, toute l’Europe valsait ! De Schubert à Richard Strauss, de Weber à Tchaikovsky, de Berlioz à Gounod, de Dvořák à Sibelius, de Liszt à Ravel, sans oublier Offenbach et Waldteufel, le répertoire de valses est infiniment riche et varié. Et n’oublions pas Jacques Brel et sa Valse à 1000 temps !

  • Marc Brulé dit :

    Petite erreur :
    Juventino Rosas n’était pas brésilien, mais mexicain .
    Il a composé de nombreuses valses , la plus célèbre : SOBRE LAS OLAS .

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  • Marc Brulé dit :

    Pour Juventino Rosas , j’ai cité SOBRE LAS OLAS , SUR LES VAGUES , toujours célèbre .

    J’avais cité ce titre en espagnol , puis en français , entre guillemets .

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  • Marc Brulé dit :

    Bravo !
    Sachez toutefois qu’au XIXe siècle on a composé des valses dans toute l’Europe et même au-delà !
    En France , il y a Émile Waldteufel , le roi de la valse parisienne !
    Et Offenbach , il a également écrit des valses , dont la fameuse ABENDBLAETTER , FEUILLES DU SOIR .
    On ne pourrait énumérer ici tous les compositeurs qui ont écrit des valses , il y en a des centaines !!!!!
    On en trouve un même au Brésil : Juventino Rosas : <> , <> , toujours célèbre.
    Mais c’est bien à Vienne , au sein de l’empire d’Autriche Hongrie que la valse est née du laendler , comme vous l’expliquez très bien .
    Encore bravo !

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