70 ans de musique en deux heures : avec Il Pomo d'Oro, la chanteuse se met au service d'un monde musical aussi divers que passionnant.
Quel répertoire passionnant ! La musique de l'Allemagne protestante du XVIIe siècle est une corne d'abondance, et pourtant notre vie musicale ne lui laisse qu'une place accessoire, comme si ces compositeurs n'avaient comme mérite que d'être les prédécesseurs de Bach. Anna Prohaska avait déjà abordé ce répertoire dans son concert autour de la sorcière d'Endor, programme remarquable dont la parution discographique est fort heureusement annoncée ; cette fois, c'est un concert entier qui est consacré à la période allant des années 1650 à la jeunesse de Bach et Haendel.
Le cas de Crato Bütner, qui ouvre le programme avec une pièce publiée en 1652, est symptomatique : certes, on ne connaît pas grand-chose de sa vie et une partie de son œuvre a été détruite, mais la petite trentaine de pièces conservées pourrait tout de même justifier un projet discographique autour de la figure de ce maître de chapelle actif surtout à Danzig, qui n'est pas le mieux exploré des centres musicaux de l'Europe baroque. Celle jouée ce soir est typique d'un style haut en couleur, aussi ambitieux pour les instruments que pour la voix, plein de surprises et de contrastes. Le programme fait la part belle à Dietrich Buxtehude, le grand maître de la génération avant Bach, mais il montre ce monde musical pour ce qu'il est, une œuvre collective, grande par l'accumulation des talents plutôt que par la mise en avant de grandes figures éminentes.
Dans ce répertoire sacré, les premières générations baroqueuses ont souvent distribué des petites voix toutes droites, façon premières communiantes : on est heureusement revenus de cette erreur. Anna Prohaska n'est pas la première à jouer à fond la carte de la sensualité vocale et d'une rhétorique des passions poussée à ses limites, mais elle le fait avec un art consommé, parfois au détriment de la clarté de la diction qui est tout aussi essentielle dans ce répertoire. L'ensemble qui l'accompagne est réduit en nombre – deux violons, un alto, un luth, une viole de gambe et les claviers joués par le chef Francesco Corti – mais suffisant pour former un véritable écrin autour de la voix. Et le violon joueur et sensuel de Stefano Rossi fait merveille dans la sonate de Buxtehude au milieu de la première partie.
La deuxième partie du concert marque un léger saut dans le temps, jusqu'aux deux premières décennies du XVIIIe siècle. Le jeune Haendel qui écrit son troisième concerto pour hautbois puis sa Passion sur le texte de Brocke est encore dans la lignée de l'Opéra de Hambourg dominé par Reinhard Keiser : c'est l'occasion pour l'ensemble de s'enrichir d'un hautbois baroque, joué par Rodrigo Gutiérrez, qui s'insère aussi dans l'orchestre pour une bonne partie de cette seconde partie, dans la symphonie de la Cantate BWV 21 par exemple, avec une douceur de son que n'a pas son équivalent moderne.
La véhémence dont Anna Prohaska avait parfois fait preuve dans la première partie cède ici place à une musicalité plus apaisée, toujours pleine des émotions, voire des passions qui animent les airs choisis : une ou deux générations sont passées, la rhétorique ne suit plus les mêmes voies. Même si le monde de Bach nous est plus familier, un tel concert nous montre bien que le baroque allemand n'a pas attendu Bach pour parvenir à des sommets d'inspiration.