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Le metteur en scène Calixto Bieito avec les forces de l’EIC à la Cité de la Musique

À l'œuvre à l'Opéra Bastille où il poursuit son intégrale du Ring de Wagner, le metteur en scène espagnol était l'invité de l' pour une soirée hors norme, « EIC & Friends », où les 26.

Le public est invité à déambuler dans une Salle des concerts dont on a retiré les sièges du parterre. Six Sequenze de ont été choisies parmi les quatorze du compositeur italien, pour lesquels le metteur en scène , épaulé par la dramaturge Barbora Horáková Joly, a imaginé des lieux, des couleurs et des fondus enchaînés astucieux. Installé au centre du plateau, le tromboniste est un peu le monsieur loyal de cette réunion entre amis. Habit de clown, visage grimé et perruque blanche, mais sans le nez rouge, le clown-musicien « fait son cirque » avant de jouer la sequenza V, une pièce inspirée à Berio par le clown Grock dont il était le voisin dans son village de naissance Oneglia. Théâtralité du geste (il tourne sur son tabouret), générosité du timbre et vivacité du jeu instrumental et vocal, ponctué par le fameux Why : ce début festif et sonore donne le ton. S'annonce par quelques cordes à vide le violon perché au première étage. La Sequenza pour violon (VIII) est jouée, et avec quel panache, par , pièce redoutable à hauteur de la Chaconne en ré mineur de Bach que Berio avait à l'esprit lorsqu'il a écrit son solo. Mais l'écoute est momentanément distraite – la violoniste met alors en boucle son motif et tourne sur elle-même – par un néon blanc qui fend la foule au parterre ; le pianiste , anticipant son tour, apporte sur le pupitre du piano sa partition… ainsi prête pour enchaîner : clusters et constellation sonore dans un espace éclaté datent un peu même si Berio explore l'usage encore peu fréquent de la pédale « sostenuto » dont l'interprète fait valoir le spectre de résonance. C'est toujours qui donne le Si au hautboïste , situé également en hauteur et diamétralement opposé à la violoniste. La Sequenza pour hautbois (VII) célèbre le dédicataire de la partition Heinz Holliger (Si = H dans le solfège anglosaxon). Mieux qu'une fréquence électronique, la violoniste donne du corps à cette tenue, plus ou moins nourrie selon les fluctuations sonores du hautbois : le jeu de est au sommet et le moment de partage est total.

Inquiétante et tirant la langue (hommage à Beckett), une tête se profile à deux reprises entre les panneaux du rideau rouge tendu sur la scène, celle de qui apparait avec sa contrebasse. Berio n'a sans doute pas eu le temps d'écrire pour le gros instrument, achevant la série des Sequenze avec le violoncelle (XIV) et la collaboration du musicien Rohan de Saram. C'est la transcription de Stefano Scodanibbio (XIV b) dont s'empare le contrebassiste, donnant à cette écriture étonnante aux effets percussifs (imitation du tambour Kandyan) une envergure sonore magnifiée.

Elle a déjà son costume de scène (celui d'Orgia) et arrive sur une planche à roulettes en bougonnant : est la « donna ideale » dans la Sequenza III, revenant au centre de la scène pour faire sa diva, avec l'intensité, le geste et la voix dans tous ses éclats.

Un rituel sadomasochiste

Dans Orgia, le quatrième opéra du prolixe , est à la fois metteur en scène et librettiste, en charge de resserrer en six épisodes la tragédie éponyme de Pier Paolo Pasolini tout en gardant le verbe poétique de l'auteur. Après sa création sur la scène de Bilbao, l'opéra investit l'espace de la Salle des concerts en soirée, dans une mise en scène qui s'adapte aux conditions du lieu. L' (14 musiciens) sous la direction de Pierre Bleuse est au centre du parterre, laissant la place d'un lit et sa couette, seule pièce du décor avec les quelques chaises où viendront s'asseoir les personnages, placées au milieu du public. Ce dernier ne se déplacera pas mais jouira de la proximité avec les artistes, une autre manière d'appréhender le spectacle.

Le lever du rideau rouge ne manque pas son effet, découvrant l'Uomo habillé comme la Donna (les costumes sont d'Oscar Armendariz Lucarini) et gigotant au bout de sa corde. , créateur du rôle, donne d'emblée la mesure de son talent et de l'âpreté du drame qui va se jouer : « Il y a finalement un homme qui a fait bon usage de la mort », dit-il en substance : raucité et puissance du baryton qui use avec un naturel confondant de son registre de fausset. Le rôle féminin a changé. , magnifique Silvia dans L'Ange exterminateur de Thomas Adès, est une Donna fascinante, tant par sa tenue de scène (c'est elle qui fouette et ligote son partenaire !) que l'élégance de son soprano ; timbre de miel et souplesse de liane donnent sa pleine mesure au souffle lyrique de l'écriture vocale. Précisons que les chanteurs sont équipés d'un micro-lèvre.

Son long monologue chanté avec le gros ours en peluche qu'elle finit par éventrer (épisode IV) est un des sommets de la soirée : endosse le rôle de la tragédienne Médée se préparant à tuer ses deux enfants, autre étape du rituel sadomasochiste et sanglant d'Orgia.

Le troisième personnage, La Ragazza, qui arrive à la fin du drame par la porte latérale de la salle – crop top noir, mini-jupe sexy et bas noirs comme dans la Sequenza III – n'est autre que , dont le personnage tombera sous les coups de l'Uomo : soprano de caractère, la voix est largement déployée et projetée vers les aigus, qui tient tête au baryton en furie dans cette scène aussi courte que tendue. C'est La Ragazza, dans la mise en scène de Bieito, qui donne à la femme et au mari le cachet qui entrainera la mort.

L'orchestre est entendu ce soir avec une rare proximité. Les instruments, chez Parra, conduisent le drame au même titre que les voix, sans jamais les concurrencer pour autant et laissant une part aux silences très éloquents. Dominent dans cet orchestre par un, les timbres de la flûte et du hautbois (éminents Sophie Cherrier et ), des parties instrumentales écrites pour eux, avec la ciselure et les profils microtonaux qui confèrent le timbre singulier d'Orgia : « les mots de Pasolini cristallisés dans le son », nous dit le compositeur dans sa note d'intention. Les cordes ne sont pas en reste, texturant l'espace avec une finesse du détail qui éblouit. La présence de l'archiluth (Rafael Arjona Ruz) est une manière de revenir aux sources du dramma per musica, avec le recitativo monteverdien. L'instrument, sous les doigts zélés de l'interprète, réchauffe l'atmosphère, source d'émotion à chacune de ses apparitions solistes où il semble ramener une part d'humanité dans cet enfer du mal. Parra aime puiser aux modèles de l'histoire de la musique qu'il réinterprète à son désir. On entend à plusieurs reprises, à travers la voix du baryton, la noirceur d'un Scarpia s'exprimant sur les tenues fermes et résonnantes des instruments graves ; et bien d'autres citations nourrissent la texture dramaturgique de l'orchestre. L'important set de percussions aux mains de Samuel Favre, avec des accessoires ad hoc (comme cette bobine à aspérités qu'il passe à maintes reprises sur le grand gong) sert au plus près l'action scénique : sonorités cinglantes des ressorts métalliques, archet déchirant qui frotte le bord du gong, flexatone associé à la fusée du piccolo, fouet qui claque, ponctuations bruyantes, la percussion donne souvent à entendre ce que l'on ne voit pas explicitement sur la scène.

On sent dans le geste autant que sur le visage expressif de Pierre Bleuse, l'investissement et le plaisir de sculpter le son, en total osmose avec ses musiciens. La qualité d'écoute est palpable dans une salle saisie par la teneur tragique de ce « théâtre de la parole » pasolinien. Le retour du public est plus qu'enthousiaste ; c'est une standing ovation pour tous les artistes et le compositeur !

Crédit photographique : photos 1, 2, 3, 4 © Quentin Chevrier : photo 5 (Pierre Bleuse) © Anne-Elise Grobois

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