Opéra maudit, Le Joueur de Prokofiev constitue toujours un véritable pari pour tout metteur en scène qui s'y aventure… Un pari gagné avec panache par Peter Sellars dans le cadre du Festival de Salzbourg 2024.
Opéra maudit, plusieurs fois révisé, rarement donné sur les scènes lyriques en raison de son abord difficile (texte, dramaturgie et musique), Le Joueur connut une genèse houleuse en pleine période révolutionnaire s'inscrivant dans le courant esthétique futuriste et traitant d'un sujet qui met en avant l'addiction au jeu et à l'argent. Sergueï Prokofiev composa Le Joueur entre novembre 1915 et janvier 1917 d'après la nouvelle éponyme psychologique de Fiodor Dostoïevski écrite par écrivain russe, lui-même joueur compulsif, en vingt-sept jours. Dans son roman, paru en 1866, Dostoïevski analyse l'addiction au jeu et dénonce la corruption des âmes dans une société toxique, dominée par l'argent. Force est de reconnaître quelques faiblesses au livret qui ampute une partie du roman, rendant les rapports entre personnages souvent difficilement compréhensibles, tels l'aventure passée entre le Marquis et Pauline ou encore l'attitude de la jeune fille à l'égard d'Alexei qui restera opaque tout au long du drame. Le style aussi radical que possible s'appuie sur une prose musicale sans la moindre concession au cantabile, remplacé par une narration sèche déployée sur une trame de leitmotivs et une orchestration brillante…
Aussi Peter Sellars fait-il ce qu'il peut avec ce qu'il a, se confinant dans une lecture « psychologique » au premier degré, narrative, mais sans véritables enjeux sociétaux. La scénographie, très réussie esthétiquement, représente une vaste salle de jeux décrépite, occupée par plusieurs roulettes lumineuses qui évoquent des soucoupes volantes. Les éclairages, à dominante rouge, sont volontairement crus et agressifs, les costumes banalement contemporains. La direction d'acteurs, minutieusement réglée, atteindra son acmé dans la scène cauchemardesque du jeu à l'acte IV, véritable chef d'œuvre dramaturgique cataclysmique soutenu par une virtuosité rythmique époustouflante mettant en jeu pas moins de vingt solistes sans que les voix ne se superposent.
Les deux premiers actes sont des actes de présentation des personnages principaux : un général ruiné qui attend la mort de sa vieille tante pour se refaire ; un marquis usurier psychopathe ; la famille du général qui comprend sa nièce Pauline et ses deux enfants ; Alexei, précepteur des enfants et joueur amoureux éconduit ; une tante richissime, Baboulenka, dont l'apparition à l'acte II constitue le moteur du drame qui conduira, in fine, à la chute de la maison du général et à l'échec de la relation entre Alexei et Pauline.
La distribution vocale est éloquente et homogène. On admire sans réserve la prestation vocale et scénique du ténor Sean Panikkar, omniprésent sur scène tout au long du spectacle (puissance, incarnation, endurance), comme celle non moins impressionnante de la basse Peixin Chen qui, dans le rôle du Général nous gratifie d'un monologue saisissant de désespoir à l'acte III. Malgré un rôle moins pesant, la soprano Asmik Grigorian incarne une Pauline songeuse, mystérieuse et passionnée qui dynamise le drame à chacune de ses apparitions par son chant incandescent. Violeta Urmana est une Baboulenka, pleine d'humour, de désespoir et d'autorité où le comique le dispute à l'émotion. Juan Francisco Gatell campe un Marquis vipérin et intrigant à souhait, une composition exaltée par son timbre vocal percutant. Michael Arivony en Astley et Nicole Chirka en Blanche complètent avec brio cette distribution.
Dans la fosse Timur Zanguiev, à la tête de l'Orchestre Philharmonique de Vienne, soutient avec vaillance la dramaturgie et les acteurs avec un équilibre consommé. On ajoutera à cela une captation réalisée par Peter Sellars techniquement irréprochable, qui fait de ce DVD une parution indispensable à tout lyricomane !