Dans un récital crânement assumé cross-over, Marina Viotti démontre avec bonheur son talent à multiples facettes.
Inclassable Marina Viotti ! Chanteuse d'opéra et même de parfait bel canto, chanteuse de jazz et même de métal, elle est l'incarnation du cross-over joyeux et décomplexé. Casser les codes, franchir les frontières de genre musical, tout cela est bel et bien et sympathique, mais il faut être capable de le faire. Marina Viotti est plus que capable : elle est douée pour ça. Son récital est construit sur un fil narratif assez simple : l'amour et la vie d'une femme, mais au XXIᵉ siècle. Qui est cet homme dans mon lit ? Je l'aime ou pas ? On se marie ou pas ? J'ai besoin d'être un peu seule… Non, c'est lui que j'aime… On vivra vieux ensemble, on va fêter ça… etc. La pseudo-intrigue ne va pas chercher loin la subtilité, mais Marina Viotti y met tout son cœur, toute son empathie rayonnante et elle déploie son one-woman show (ou presque) avec un talent qui emporte l'adhésion. Cela lui permet de nous chanter du jazz, de l'opéra, de l'opérette, du cabaret, de la mélodie, de la chanson française. Elle est assistée de son vieux complice Todd Camburn au piano, de Gerry Lopez au saxophone et d'un collègue chanteur lyrique Mark Kurmanbayev qui joue le rôle de l'heureux élu.
Au-delà de la bonne ambiance de camaraderie pocharde qui habite tout ce spectacle, on est surtout impressionné par la variété des genres musicaux et la parfaite versatilité de Marina Viotti. Malgré un léger enchifrènement, elle chante les Offenbach, Bizet et (en bis) Rossini avec une technique impeccable. Son Ravel est d'une grande probité stylistique, et on comprend absolument chaque mot, chaque sous-entendu. Le charme et l'ironie fonctionnent à plein. Mais pour les chansons-jazz (appelons ça comme ça…) de William Bolcom ou Arthur Hamilton, elle est tout aussi parfaite de style. Fermons les résonnateurs physiologiques, voici le micro, parfaitement géré. Adieu Teresa Berganza, voici Sarah Vaughan. La belle voix pulpeuse de Marina Viotti s'allège sans détimbrer, s'assouplit dans des mélismes du meilleur aloi, et son anglais est d'une transparence totale. Ce transformisme vocal est vraiment bluffant, et d'une efficacité irréprochable : la poésie et l'émotion sont toujours atteintes. Le sommet de la soirée est sans doute le Kurt Weill, Je ne t'aime pas, où domine la vérité du drame intérieur de la rupture amoureuse, avec ses souffrances et ses ambigüités déchirantes. Un grand moment, où Todd Camburn au piano déploie lui aussi un lyrisme intense quoique mesuré.
Au saxophone, Gerry Lopez fait preuve d'une virtuosité bien choisie. La basse Mark Kurmanbayev chante un air d'Eugène Onéguine et un autre d'Aleko, dans le but principal de laisser Marina Viotti souffler un peu. Il nous surprend par la beauté sombre de sa voix qui n'évoque rien moins que celle de Nicolaï Ghiaurov, et il fait deux excellents duos avec Marina Viotti.
Seule erreur dans cette soirée un peu loufoque et pleine d'entrain : la griserie de la Périchole, qui devient une soûlerie avec manifestations digestives et ruptures de ligne de chant. Mais on n'en veut pas à Marina Viotti, qui nous a tenu sous son charme et son magnétisme naturel pendant une belle et très intéressante soirée.