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Festival « Musica » : L’ouverture

Quelques échos de Strasbourg, où le bat son plein. Créé en 1983, ce rendez-vous de la création contemporaine se renouvelle chaque année, de fin septembre à mi-octobre. Il n'y a pas si longtemps, Strasbourg était riche de trois orchestres et de trois ensembles de musique contemporaine: Les , Le Pupitre 111 et l'Ensemble Accroche-Note. Aujourd'hui, plusieurs réformes étant passées par là, il ne reste plus que la moitié de ces formations fixes, mais les échanges nationaux et internationaux, ainsi que le programme en rend compte, sont très vivaces au sein de ce bouquet de manifestations. De plus, Strasbourg bénéficie d'une belle émulation parmi les villes de la région rhénane qui ont donné corps par leurs festivals et leurs saisons d'orchestres aux aspirations musicales d'après-guerre: de Bâle à Francfort, en passant par Donaueschingen et Darmstadt, Karlsruhe, Stuttgart, Baden-Baden et Fribourg. Les compositeurs s'y implantent, les ensembles, plus brillants les uns que les autres, y prospèrent.

C'est vendredi soir qu'à tout seigneur tout honneur, fut confiée la soirée d'ouverture à , en une salle du Palais des Congrès à guichets fermés depuis trois semaines, quelque 1800 places.

Au programme

Concert qui sera transmis sur France Musiques lundi 1er octobre à 20h.

L'éditeur Heinrichshofen avait demandé à plusieurs compositeurs d'écrire une œuvre « comme s'ils composaient pour le cinéma ». Son film imaginaire, Schœnberg l'illustra d'une musique terrifiante, desespérée et aux sonorités d'une ample obscurité. Cette œuvre fut créée par Otto Klemperer le 6 novembre 1930.

Dès le début, les sonorités grimaçantes des altos et des violoncelles « sul ponticello » nous emmènent dans les méandres linéaires de ce sombre labyrinthe aux coudes soulignés par des sonorités de percussion écrite –– et jouée ce soir-là –– de manière extrêmement fine. La direction énergique et claire de met en transparence les différents étages du contrepoint dodécaphonique aux intervalles répartis de manière si sensible selon l'intensité voulue pour l'expression. Les cuivres bouchés, les bois en flatterzunge, colorent à plaisir les trois mouvements distincts, sous-titrés « Danger menaçant », « Angoisse » et « Catastrophe ».

« Le Visage Nuptial » fait partie, avec « Le Soleil des Eaux » et « Le Marteau sans Maître », de la trilogie René Char. La première version date de 1946 et aura connu de nombreux remaniements jusqu'à sa forme actuelle (1989). Pour chœur féminin, soprano et contralto solistes et orchestre, cette œuvre déploie de façon sensuelle des entrelacs de voix sans cesse renouvelés, lumineux et tendres. L'orchestre, en fine masse assemblée dans sa tessiture la plus chaude, à peu près celle des voix, se fait le plus souvent intime, parfois s'intercale en éclats rutilants. Dans le deuxième des cinq mouvements, les pépites dorées des crotales jouées en cercle par tous les percussionnistes nimbent le resserrement des phrases vocales jusqu'à un tutti avec les chœurs, d'un fortissimo très furtif. Ce serait un peu comme issu de Messiaen, en plus fondu, en plus tendre, le regard de l'oreille s'élevant presque timidement dans les arpèges montants du celesta et les aigus éthérés des cordes. Le troisième mouvement, dynamique et scandé se résout en trilles soutenant de grands arcs des voix. Pierre Boulez conduit les voix et l'orchestre entremêlés en une gestique large, d'une souplesse répondant parfaitement à la souplesse de l'écriture. Le quatrième mouvement rendrait lointainement hommage à Stravinsky, du côté de la Symphonie de Psaumes ou d'œdipus Rex, en plus ramifié. Le texte est fondu, la musique, ainsi que le veut Pierre Boulez, se fait elle-même poème. Le cinquième mouvement, à couleur d'épilogue, se retire comme la marée. Les cloches, en un bref adieu, teintent les voix tout en douceur.

« Le Château de Barbe Bleue » occupa toute la deuxième partie du concert, s'ouvrant sur le texte dit en hongrois et avec entrain par le récitant: Sandor Elés, seul sur une estrade derrière la masse de l'orchestre. Laszlo Polgar chante par cœur, on sent chez lui comme chez Boulez une longue fréquentation de cette œuvre, tout se place naturellement, des sonorités formidables retentissent avec un minimum de gestes, de moyens. Tout émane. Rien n'est forcé. Et tout sonne. Le caractère de chaque intervention est parfaitement lisible dans ce que l'on entend. Aucune démonstration ne vient troubler l'oreille. C'est impressionnant! Le chef et le BBC sont en parfaite symbiose et l'on se souvient que Pierre Boulez fut son directeur attitré de 1969 à 73, puis le retrouva occasionnellement à mainte reprise: une longue histoire. Les réflexes sont là, comme chez un vieux couple.

Musique des 7 portes, 7 portes de musique séparées par des traînées de poudre sonore, comme les 7 couleurs d'un arc-en-ciel qui n'appartient qu'à Béla. Au-delà d'un savoir-faire qui laisse pantois, l'on reste saisi par l'inaltérable modernité de cette écriture. Et la vigueur d'interprétation suscitée sans effort par Pierre Boulez, d'une aisance et d'un calme qui sont un vrai bonheur, a pour effet de donner directement accès à de multiples dimensions de ce chef-d'œuvre.

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