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Juan Diego Flórez – Pâques sans larmes

La firme Decca a donné au second « album » de (né à Lima en 1973) le titre du célébrissime air de Nemorino dans l'Élixir d'Amour, « Une furtiva lacrima ».

C'est tout sauf un mauvais choix. Outre qu'il situe le jeune prodige péruvien dans un répertoire connu du plus grand nombre de mélomanes, il le place également dans une hérédité chargée – et donc une concurrence acérée – compte tenu du nombre phénoménal de larmes, furtives et, parfois, bien insistantes, qui se sont volontiers déversées en un siècle d'enregistrements discographiques.

C'est également une excellente référence, peut-être involontaire… à Mozart. L'on sait combien le Salzbourgeois cultiva l'équilibre instable entre rire et affliction. C'est en quelque sorte replacer en musique l'harmonie des contraires voulue par Shakespeare ou Cervantès pour le théâtre ! Beau pied de nez également aux grincheux ex cathedra, vifs ou trépassés, qui aiment – ou ont aimé – à opposer Mozart à Rossini, Bellini et Donizetti. On en salive d'avance, tant l'air de Nemorino, du meilleur Donizetti (presque du Bellini, c'est dire !) ressortit à cette catégorie de mélodies inclassables. Nées et jaillies d'un seul trait pour repartir aussitôt vers l'obscurité ; qui est tout sauf l'oubli. Une sorte de Verdi prati (Haendel, Alcina) du XIX° siècle !

A ce sujet, que l'internaute veuille bien jeter une oreille sur un récital proprement exceptionnel de Flórez, accessible, pour le moment, uniquement sur le Web : http://www.iclassics.com/florez/win/florez.html (configuré pour Windows Media). Au Wigmore Hall de Londres fin 2002, le ténor se lance dans une kyrielle de pièces qui détonnent sur le répertoire bel cantiste stricto sensu. Pas une erreur, pas une faute de goût ! Au cœur, Mozart, encore, avec, plage 4, l'air de concert Misero ! O sogno dans sa version pour piano. Les aficiónados se souviennent du récital privé de Gaveau, en 2001, lorsque Juan Diego leur offrit entre autres un Ridente la calma d'une morbidezza mozartienne à faire rougir la Vienne des années 1950…

Il n'est pas jusqu'à la grande Renata Tebaldi qui ne plaçât Mozart au sommet de l'apostolat du Chant. Ici, le lecteur s'interroge : que viennent faire ces références à Mozart avec ce disque ? Simple évidence : toutes les caractéristiques de la voix de Flórez le prédisposent à ces deux répertoires. Prévu à Cagliari dans Ferrando, il dut annuler. Qu'importe, les occasions se représenteront ; et celui qui enregistra (CD Decca, avec Bartoli et Dessay) Marzio de Mitridate serait dans Idomeneo un merveilleux Arbace avant d'aborder… le rôle-titre.

Nicolaï Gedda, et, avec plus de charme et de tenue, le regretté Alfredo Kraus, surent prouver en leur temps la compatibilité entre Don Ottavio et Arturo Talbot (Bellini, I Puritani). Attention, il ne s'agit pas d'escamoter les difficultés terrifiantes imposées à ce dernier, surtout dans « Credeasi misera » au III, mais livre dans le présent CD un « A te, o cara » propre à le faire entrer vivant au Panthéon.

C'est l'essence même de la Musique, dans sa déroutante fluidité qui défie toute analyse ! Et pourtant, quelle complexité dans l'écriture, de la flexibilité impitoyable de la ligne, à la rondeur quasi extatique de l'émission, en passant par un souffle de forge. Le Péruvien au timbre digne des trésors de Cùzco semble se jouer des aigus crucifiants ; qui sont tout sauf de la virtuosité gratuite. Outre que les contre-ré rutilent comme autant de perles, ils bénéficient d'une interprétation virile qui les rend bien plus nécessité qu'ornement.

Du Sicilien, Flórez livre encore un air et cabaletta de Tebaldo (I Capuleti e i Montecchi, I) qui laissent songeur. On ne lui connaît qu'un seul rival, Luciano Pavarotti au même âge, dans le live de La Haye en 1966 que cornaque le tout jeune Claudio Abbado. Les enregistrements studio de cet absolu chef-d'œuvre étant tous décevants, on ne nous en voudra pas d'en rester à cette version certes hétérodoxe, puisque les habits travestis de Roméo y échoient à…  !

Outre qu'on trouvera bien plus de l'agogique indispensable à Bellini sous cette baguette « abbadienne » que sous celle de Frizza, handicap de ce nouveau disque, on se plaira à comparer les deux « L'amo tanto ». Idéal en son temps, Pavarotti doit pourtant céder la primauté à Flórez pour au moins trois raisons : défaut d'incarnation, stigmates véristes (voir l'enregistrement de Beatrice di Tenda avec Bonynge la même année), et une projection pour le moins univoque.

Ne parlons pas de la variété du Sud-Américain en la matière, et ce dès le cantabile de « E serbata a questo acciaro ». Même remarque pour La Sonnambula. Elvino sied à Flórez plus encore que n'importe quel autre emploi de ténor de Bellini ; de même que voilà une vingtaine d'années, la Micaëla de Carmen trouva sa voix du siècle en Katia Ricciarelli ! Bien rompu à ce rôle, Juan Diego grave un « Pasci un gardo » qui délivre des frissons ; tant il est en son début à la limite de la voix mixte. Certes non par coquetterie, mais là encore par besoin : la mâle élégance n'est pas opposée à la fragilité. Cela justifie le « Ah ! perché non posso odiarti » (et non pas « possi » comme écrit sur la pochette !) idéalement balancé : allègre, admirablement délié, vaillant – mais encore empreint des hésitations d'un amant, et loin de tout débraillé en la matière.

Un Bellini donc sur le fil du rasoir, qui a ainsi droit à sa bivalence. Trois airs parmi les plus beaux qui soient ; mais guère des nouveautés, il faut en convenir. Plus captivant de ce point de vue est le prolifique Donizetti, auquel Flórez et Decca offrent en plus de quatre « classiques » idéaux, une rareté (Rita) et une redécouverte totale (Elisabetta). Plein de tonus et d'éclat, le premier morceau s'efface pourtant devant le second. Une Elisabetta de plus ! Découverte dans les fondations de Covent Garden (et recréée par le ténor), cette partition recèle donc au moins ce trésor. C'est du Roberto Devereux – et du meilleur, celui du rôle-titre – que l'on déguste ici. Des souvenirs de la magnificence – elle aussi ibérique – de José Carreras dans ledit opéra passent en effet, telles… des larmes furtives. Bravo ! Les deux airs de Don Pasquale, plus courus, sont autant de bijoux ; la propension du Péruvien au chant de grâce faisant une fois de plus merveille, et peut-être comme nul autre n'a jamais su, sans larmoyance aucune, dans « Cercherò lontana terra ». Un modèle de galbe serti par la trompette solo enchanteresse de Gianluigi Petrarulo ; et que la banalité de la cabaletta (les faiblesses du Bergamasque !) ne parvient pas à ternir. Cet Ernesto-là réussit même à en tirer quelque chose de racé, ce qui tient de l'exploit pur.

Si le « tube » de Nemorino, cette furtiva lagrima, s'inscrit d'emblée parmi les plus grandes réussites en la matière – merci au chanteur de nous avoir épargné la version grave exhumée par Alagna, sans grand intérêt croyons-nous – l'arc de triomphe donizettien est ailleurs. L'éditeur ne s'y est pas trompé, qui met en valeur sur Internet le grand air, aux neuf contre-ut, du Tonio de La Fille du Régiment.

, qui a déjà gratifié le public de Gaveau de cette merveille lors de la sortie de son disque Rossini, semble ici se jouer d'une accumulation de difficultés qui jamais n'entravent ni la sincérité, ni la beauté la plus pure. Ceux qui l'ont vu officier savent aussi à quel point son charme physique et son irrésistible séduction ne sont pas étrangers à son adéquation fusionnelle au rôle du jeune enrégimenté.

Des atouts si forts qu'ils s'entendent ! Dans un français digne de l'Académie, ce jeune homme vient en remontrer à bien des illustres prédécesseurs (dont Pavarotti) pour qui la langue de Voltaire n'était pas une seconde nature ; de même qu'à des contemporains hexagonaux qui n'ont pas, et de loin, cette diction dans notre idiome. Bonus : on est heureux de trouver la scène entière, avec l'intermède complet – ce qui est rarissime – entre « Ah mes amis » et « Pour mon âme ». On en regrette l'absence de la Romance du même Tonio, « Pour me rapprocher de Marie », que la durée du disque eût autorisée, et dont on imagine l'appropriation par l'artiste… Autre ombre au tableau, de même que la prise de son semble bien en deçà du trésor rossinien dirigé par Chailly en 2001, les mêmes orchestre et chœur ne sonnent pas du tout de manière aussi flatteuse.

D'un Riccardo l'autre… ! Frizza, on l'a laissé entendre plus haut, ne nuance rien, « cabalette » à la moulinette, téléporte Bellini à la Foire du Trône. Les chœurs, confus, sont toujours poussés au bord de la distorsion. On lui saurait gré d'engager des comprimari (Mijailovic, Ulivieri, Jaho) pour rendre les tableaux plus crédibles. Las ! Ces utilités sont terrifiantes, en particulier la dame (), dont on se passerait volontiers.

L'éditeur considèrerait-il que la gloire de son poulain étant acquise, il est désormais permis de le « produire » au moindre coût ? Outre une offense au talent sans égal de Juan Diego Flórez, ce serait, on s'en doute, une grave erreur de calcul. Nous n'en sommes pas encore à ce constat, heureusement. Et ravis, malgré ces réserves marginales, de trouver à côté des œufs de Pâques ce disque de fête.

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