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Lang Lang, ou l’incompréhension de Martha Argerich

Le couplage que propose ce disque est inhabituel et bienvenu. Le 1er concerto de Mendelssohn, somme toute peu servi à l'enregistrement, est une agréable surprise en compagnie du mammouth Tchaïkovski. D'un autre côté, les deux œuvres ont connu au disque des interprétations si mémorables qu'on se demande quelle place reste à la concurrence…

Dans Mendelssohn, l'aristocratique Rudolf Serkin (Sony « Grand répertoire ») couvre la discographie de son ombre tutélaire et hautaine depuis maintenant quarante-cinq ans : un toucher au manque de séduction légendaire, mais une rigueur, une agilité, un sens de la conduite et de la malice du discours qui nous ravira toujours. Sans compter l'orchestre de Philadelphie sous la baguette du grand technicien Ormandy, un de ces chefs austro-hongrois (avec Walter, Reiner, Szell, Solti…) qui apportèrent aux phalanges du Nouveau Monde un air de Mitteleuropa.

Le tandem Lang/Barenboim, beaucoup moins incisif, néglige le côté Sturm und Drang du 1er mouvement pour en faire une sorte de scherzo. C'est légitime, étant donné l'écriture pianistique. Le toucher est séduisant quoique uniforme : un non legato qui se complaît à la surface du clavier. Sans doute, au bout d'un moment, peut-on s'en lasser un peu… d'autant que l'orchestre se met à l'unisson, avec un semi-détaché qui tend à devenir systématique.

Dans le mouvement lent, l'atmosphère se feutre soudain : on donne dans l'impalpable, le « frisson d'eau sur de la mousse ». Lang joue du bout des doigts comme si le piano était un harmonica de verre. Les cordes susurrantes ont l'inconsistance sucrée de la barbe-à-papa. C'est particulièrement dommage à la fin du mouvement, lorsque le thème trouve enfin son conséquent, s'offre des détours en direction de la sous-dominante avant de conclure, flâne aux champs comme le sous-préfet d'Alphonse Daudet. On aimerait là un peu de vie mélodique, d'hésitations, de relances, mais non : la main a renoncé à tout poids, la musique à toute consistance. Encore pourrait-ce être un effet intéressant si on ne l'avait déjà entendu à peu près tout au long du mouvement.

Le finale retrouve exactement le toucher non legato du Molto allegro initial, avec un dose supplémentaire d'indifférence à l'orchestre, qui a désormais atteint au nirvânâ de l'atonie. Cela va très vite, il n'y a pas un accroc bien entendu, et on serait enchanté de ces traits perlés si les bribes mélodiques dont Mendelssohn parsème la partie d'orchestre étaient au moins un peu mis en relief. Mais non.

Cette manière de différencier à l'extrême les mouvements en évitant toute rupture – voire toute évolution – à l'intérieur de chacun donne à cette interprétation le glamour de la post-modernité branchée, tout de luxueuse uniformité et de minimalisme chic.

Du 1er Concerto de Tchaïkovski, il n'y a pas grand'chose à dire. et Lang font un sort à chaque épisode, dans l'espoir de trouver quelque effet qui n'ait pas été mille fois ressassé dans cette œuvre célébrissime. Ainsi, le début. Le fameux premier thème est indiqué mezzo-forte aux cordes (1ers violons et violoncelles à l'octave), sur les accords fortissimo du piano. Il ne sera donc pas déclamé mais, bien entendu, s'entendra parfaitement par-dessus le soliste. Barenboim le dirige quasi sotto voce de sorte que la mélodie passe complètement en arrière-plan, comme fredonnée du bout des lèvres. Et tout le reste est à l'avenant. On peut trouver cela intéressant, frais, novateur : « dérangeant », comme on dit dans Télérama. On peut aussi trouver cela du dernier bouffon. D'autant que, pour jouer la carte de la trouvaille permanente, il faudrait un pianiste qui ait, certes, la virtuosité de , mais peut-être aussi un toucher un peu plus varié et coloré. D'un bout à l'autre du concerto, on cherche des staccatos vraiment incisifs (le leggerissimo du 2e mouvement), des forte qui aient du poids – la dureté n'en tient pas lieu – et une mélodie qui chante.

La grande , dans une récente interview (Le Monde de la Musique de ce mois), répond au journaliste qui l'interroge : « Que pensez-vous du succès du pianiste aux Etats-Unis ? — Je ne comprends pas ».

Pour dire vrai, à entendre ce disque, on ne trouve pas le phénomène si incompréhensible. La dose de maniérisme introduite dans le message musical n'empêche pas celui-ci d'être simplifié, grossi, aplani. Le tout a une séduction immédiate faite, en somme, pour une première écoute accrocheuse ; la « cible » du produit doit être autant le grand public que le mélomane averti. De ce point de vue, c'est plutôt réussi.

Maintenant, si on veut aller au-delà de la première écoute, ce ne sont pas les versions du Tchaïkovski qui manquent. Peut-être justement sera-t-elle (avec Kondrachine, Philips) notre première recommandation mais, dans le genre expérimental, la version très controversée de Richter avec Karajan (DG) tient le haut du pavé. Bien entendu, toutes les versions de Horowitz sont à connaître : en tête, le légendaire enregistrement RCA (BMG) avec Toscanini (celui de 1943 de préférence). Pour les amateurs de pirates, le concert new-yorkais de 1940, sous la baguette de Barbirolli, a paru chez Appia. Quant à Mendelssohn, en regrettant infiniment que Rubinstein ne se soit pas intéressé à ce 1er concerto qui lui aurait si bien convenu, nous en resterons à Serkin/Ormandy.

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