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La Croix et la Manière pour Don Carlo à Dijon

Ce Don Carlo est une reprise de la production nantaise de 2002 (Théâtre Graslin), à cette différence près qu'on n'a reconduit qu'une partie de la distribution initiale (Philippe II, Eboli, l'Inquisiteur, le moine/voix de Charles Quint) et que Philippe Godefroid semble avoir repensé certains problèmes de mise en scène.

Version italienne en quatre actes (1884), Don Carlo, sans le « s » de la version originale de 1867, nous prive du même coup de l'acte I – l'épisode « de Fontainebleau » – simplement évoqué, ici, par allusions. Inutile de revenir sur les libertés prises avec l'Histoire, avec le drame de Schiller, avec le livret même (dont il n'est même pas fait mention ici)… Le point de vue de metteur en scène est le suivant : « c'est l'histoire de deux fils – Philippe II, Carlo – que tout oppose à leurs pères étouffants, autant modèles qu'obstacles. C'est aussi l'histoire de deux pères – Philippe II, Charles Quint – victimes de leur devoir royal et de leur sujétion filiale à celui qui les fit rois – l'Inquisiteur – , hantés par le meurtre possible de leur héritier. C'est un procès, celui du Roi, au nom de Dieu, de l'Empereur mort, de l'Eglise, au terme duquel Philippe II sacrifiera, pour conserver son trône, son fils, sa femme, sa maîtresse, son confident (substitut d'enfant autant que guide de rechange) et sa liberté. C'est enfin l'histoire des révoltes religieuses écrasées, des fanatismes, des tortures, des bûchers de la pensée, des complots et de la froide politique, de la résistance à l'occupant. » Mais s'il est une idée dominante, qui va s'imposer tout au long de la pièce, c'est bien celle du procès, avec ce chœur (visages masqués) érigé en tribunal, dans des stalles étagées en gradins, et dont chaque intervention – renforcée par un effet d'éclairage – a quelque chose de véritablement saisissant. L'oppressante pesanteur de l'idée de procès, c'est aussi la présence en scène quasi constante (et donc souvent muette) du Grand Inquisiteur, Torquemada de service, dont l'habit, d'un rouge éclatant, tranche violemment sur les tons sombres de l'ensemble.

Autre permanente présence : la croix ; cet étrange « crucifix » de vastes dimensions, à gauche de la scène, où, en lieu et place d'un Christ figure (du moins l'imagine-t-on) quelque victime anonyme (visage encapuchonné) de l'Inquisition, comme un symbole des exactions de tout fanatisme religieux. La manière ? C'est, en l'occurrence, la manière forte : ici, on ne fera pas de « détails », et on ne laissera planer aucun doute, aucune ambiguïté quant au dénouement. Foin d'un hypothétique fantôme de l'illustre aïeul( Charles Quint) entraînant Don Carlo vers le tombeau ! Pas plus qu'on ne le remettra aux mains de l'Inquisition. Philippe II se charge lui-même de la « basse besogne » élevée ici au rang de Rédemption : c'est de sa main que périssent Don Carlo et…Elisabeth elle-même, avec la bénédiction de l'Eglise ; l'Inquisiteur – dernier tableau du drame accompli – ouvrant les bras à un Philippe II égaré d'hébétude…

Ce Verdi-là, avec ces options auxquelles on peut, certes, ne pas adhérer, de la part d'un metteur en scène spécialiste de Wagner, et en dépit d'un chœur qui, à un moment donné, salue, bras tendus, à la gloire du roi, ce Verdi-là, par son ton général, les attitudes, le décor, les costumes, le « conflictuel » extrême des relations évoque davantage Moussorgski que Wagner ; et l'on songe parfois à Boris.

Pour servir tant de noirceur : un plateau vocal remarquable, avec notamment le quatuor majeur que constituent le Philippe II de Ph. Skinner(baryton-basse), l'Elisabeth de (soprano), le Don Carlo de (ténor) et l'Eboli de (mezzo). (dont on ne peut s'empêcher de penser que la prestation fut comme un hommage au grand Ghiaurov qui vient de nous quitter) se montre particulièrement émouvant dans la douleur (admirable « Ella giamai m'amo No » ) et convaincant dans la véhémence. Le Don Carlo de trouve en cet interprète le pur lirico-spinto qui convient ; on ne lui décèlera aucune faiblesse. Quant à , Micaëla d'hier, comtesse des Noces demain, son Elisabeth accuse toute la fragilité blessée du rôle, avec d'exceptionnelles qualités de timbre (bouleversante dans l'Aria du IV « Francia, nobile suol… » ). (Eboli), se montre plus à l'aise dans la seconde partie et fait vibrer l'auditoire dans « O don fatale, O don crudel  » de l'Acte III. Les autres rôles sont fort honorablement tenus, tant le Rodrigo d' que celui de l'Inquisiteur incarné par , inquiétant et autoritaire, comme il se doit. Les seconds rôles échappent de même à la critique (négative), si ce n'est qu'on eût souhaité pour la voix du moine/Charles Quint () quelque chose de plus…sépulcral.

L'orchestre du Duo/Dijon, emmené par un hautement inspiré, étonne de jour en jour par la qualité de ses pupitres, tant dans les tutti que dans les interventions solistes (cuivres, hautbois ou, tout particulièrement ce superbe solo de violoncelle, au début de l'acte III, malheureusement gâché par des tousseurs impénitents ! )

Cette pièce, ô combien ambitieuse – et difficile – , clôturant de belle façon la saison lyrique du Duo/Dijon aura, durablement sans doute, marqué les esprits et séduit les oreilles. Souhaitons, quant à la saison à venir, et pour le bonheur des lyricomanes d'autres spectacles d'une telle qualité…

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