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Herreweghe et « le Ménestrel de Dieu »

Deux surprises attendent le public de ce concert d'ouverture, édition 2004 : tout d'abord, par voie d'affichettes et d'annonce, le remplacement, au pied levé, de Dietrich Henschel, souffrant, par le baryton-basse et un clin d'œil-hommage à Marius Constant, disparu au printemps dernier et fidèle « abonné » au , dès sa création. Ce qui fait que c'est par l'une de ses compositions, le bref et célèbre thème de la série américaine (début des années 60) de Rod Serling : The Twilight Zone (la Quatrième Dimension) que débute le concert…

On passe alors, sans transition, à la première partie du programme prévu : les Kindertotenlieder de . Ce cycle de deuil, sur des poèmes de F. Rückert (qui avait perdu deux de ses cinq enfants, morts de la scarlatine, à deux mois d'intervalle), ont été composés en deux étapes : les trois premiers en 1901, les deux derniers en 1904, et ce, en dépit de la mise en garde — prémonitoire — ? d'Alma, son épouse : « Pour l'amour de Dieu, ne tente pas la fatalité ! » Une fatalité qui frappera durement cependant , avec le décès de leur fille aînée , Maria-Anna, dit « Putzi » en 1907. Ces pièces illustrent tout une gamme de sentiments qu'on imagine pouvoir naître chez tout parent, père ou mère, frappé de cette terrible tragédie : la perte d'un enfant. Ainsi, l'incompréhension révoltée de ce constat : comment le soleil peut-il encore rayonner sur le monde quand vient de vous frapper le plus noir des malheurs ? (Nun will die Sonn' so hell aufgeh'n), le souvenir douloureux face à la dure réalité : Nun seh' ich wohl warum so dunkle Flammen et Wenn dein Mütterlein, la vaine illusion d'une absence provisoire : oft denk ich, sie sind nur ausgegangen, enfin la conscience aiguë d'un cortège funèbre accordé aux rigueurs du temps : In diesem Wetter, juste avant l'acceptation, en conclusion sereine et apaisée. Tout mélomane un tant soit peu curieux de G. Mahler connaît la bouleversante version — au disque — de K. Ferrier ou celle, très émouvante aussi de D. Fischer-Dieskau. Si, à l'instar de K. Ferrier, un grand nombre de cantatrices se sont fait entendre dans le cycle mahlérien, peu de voix d'hommes, en revanche s'y sont risquées. Voilà qui paraît d'autant plus étonnant que l'interprète préféré du compositeur, pour ces pièces, était le baryton Friedrich Weidemann. Un remplacement « au pied levé » est toujours un exercice périlleux et méritoire ; et , excellent Don Giovanni, Beckmesser ou Jésus des Passions de J.S. Bach, au demeurant, ne dispose pas, dans son CV de la référence mahlérienne qui faisait, a priori, de D. Henschel l'interprète idéal dans ce répertoire. Qu'à cela ne tienne ! La voix de M. Volle se révèle cependant suffisamment ample et le timbre, d'une réelle beauté de coloris. Malheureusement, la belle salle du Kursaal, de dimensions modestes, à l'acoustique réverbérante et dont la scène contient tout juste les soixante-dix musiciens de l'OCE et leur chef, accentue un certain manque de « retenue » de l'orchestre dans les (nombreux) mezzavoce de la partition et le chanteur, étroitement encadré entre chef et premier violon, « collé » à l'orchestre, a parfois bien du mal à émerger. Si bien que, pour tout auditeur, même germaniste, qui aurait découvert ces pièces à cette occasion, on imagine que la compréhension du texte se sera avérée difficile.

Des qualités (et non des moindres), cet orchestre — et leur chef — en déploient cependant : précision des départs, justesse des vents, belle « rondeur » des cordes (dont six contrebasses, certes efficaces, mais curieusement reléguées tout au fond, de face sur une seule ligne, loin de la « famille » ). Ces qualités-là vont maintenant servir à merveille Bruckner.

Amis brucknériens « purs et durs », qui vous courbez avec délices (et comme on vous comprend !) sous le frisson des jochumiennes fanfares d'Ottobeuren (légendaire enregistrement avec l'orchestre du Concertgebouw d'Amsterdam, dans les années 60), il vous faudra dorénavant admettre Herreweghe et l'O.C.E. parmi les interprètes crédibles et convaincants de ce répertoire. Dès les solennels pizzicati des basses, qui conduisent au fortissimo unisono de l'orchestre et au tressaillement de l'auditoire, la Fantastique du « Ménestrel de Dieu » est bien là, avec son cortège de fanfares, ses phrases chorales puissantes, ses bourdonnements de cordes, ses déchirants soli de hautbois, de cor, de clarinette…comme autant d'appels plaintifs ou d'inquiètes interrogations, ses contrastes accusés de dynamique et de rythmes : de la délicieuse mélancolie de l'Adagio au grandiose Finale, en passant par ce quasi bal champêtre du Scherzo et son thème de Ländler et l'O.C.E., qui ont déjà donné ce programme, le 25 juillet dernier, en concert de clôture du festival de Saintes, révèlent ici un travail intelligent, fructueux et abouti, un travail qui n'a rien d'approximatif, qui n'accuse nulle trace de « laborieux » ; ils proposent, de cette monumentale symphonie, une lecture analytique, très « fouillée » dans le détail et qui, de surcroît, excluant tout prosaïsme a de quoi rallier bien des suffrages. On pourrait, certes, à propos de détails, chipoter sur l'un ou l'autre, tel l'option de tempo dans l'Adagio qui l'apparenterait davantage à un Andante, amenuisant du même coup l'effet mélancolique du hautbois (mais le timbre un peu « dur » de l'instrument n'y était peut-être pas tout à fait étranger ?), mais cela relève de l'appréciation personnelle, et donc de la pure subjectivité.

Il arrivait, paraît-il, au maître de Saint-Florian, dans sa naïve bonté, à l'issue d'une répétition d'orchestre ou d'un concert particulièrement réussi, de glisser dans la main du chef d'orchestre, en guise de remerciement, quelque pièce de monnaie pour « boire à sa santé ». Nous voulons croire que, si Bruckner avait assisté à ce concert du 15 septembre à Besançon, le chef belge eût recueilli son obole.

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Crédit photographique : (c) DR

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