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Orlando Furioso de Vivaldi par Spinosi : Sur l’île d’Alcina…

Ça tempête sec chez  ! Voici une lecture houleuse où les vertiges musicaux et sentimentaux frémissent à toutes voiles sur une mer instrumentale des plus imprévisibles. Trois raisons font de la présente gravure, une référence incontournable.

1) Sa nature inédite : nous tenons là le premier enregistrement de l'Orlando Furioso, depuis sa création vénitienne en 1727
2) Son interprétation superlative : la sensibilité versatile du chef en résidence à Brest, , (qui signe ici son second opéra au sein de « l'édition Vivaldi » produite par Naïve, le premier opéra était La Vérità in cimento) révèle une maturité éloquente, dramatique et chromatique, où le livret désabusé de L'Arioste semble illuminé par le foisonnement de la musique.

3) Sa qualité intrinsèque : la valeur de la partition sur le poème de l'Arioste est du meilleur Vivaldi, certainement l'œuvre centrale des années 1720, musicalement irréprochable, dramatiquement irrésistible, poétiquement dense et sensible, raffinée mais noire.

Ce qui est appréciable et même délectable dans cette partition, c'est l'extrême recherche de l'expression amoureuse. Sur l'île de la magicienne d'Alcina, se heurtent les cœurs en bataille. Toutes les émotions les plus subtiles de la passion amoureuse offrent une palette inouïe, expressionniste et déjà romantique. Tout chevaliers et magiciennes que soient les héros ici réunis, Vivaldi se plait visiblement à décrire la souffrance et la solitude profonde, sans recours, d'Alcina et du personnage central, Orlando, lequel donne le titre à l'opéra : furieux c'est-à-dire en proie à la plus noire des folies destructrices. La musique quant à elle, impose à force d'analogies climatiques et liquides – la mer et les métaphores océanes sont nombreuses- une atmosphère oppressante où les vapeurs de la magie vouent chacun à une sorte d'hypnose vénéneuse.

Voilà planté le décor. Sur le plan éditorial, au sein de cette édition vivaldienne qui a clairement annoncé ses ambitions – intégralité et excellence -, nous tenons là, l'une des meilleures réalisations lyriques, après La Vérità déjà citée, dirigée par un Spinosi du même crû, c'est à dire aussi survolté qu'articulé-, et aussi, L'Olimpiade revisitée par .

Située après La Vérità (1720) et les grands opéras créés à Rome : Ercole (1723), puis Giustino (1724), préludant au prochain chef-d'œuvre : Farnace (1727), Orlando Furioso incarne le génie lyrique du Prete Rosso, celui des années 1720, années miraculeuses où le compositeur vit les heures les plus glorieuses de sa carrière. Il est le violon de l'Europe et à ce titre vénéré comme un prince. Il règne sur les scènes italiennes en particulier à Venise (au Theatro San Angelo). Sa prééminence vit un temps de grâce car la concurrence des Napolitains n'est pas aussi vivace qu'elle le sera dans les années 1730.

Avec Orlando Furioso Vivaldi donne le meilleur de son génie. Si le canevas formel impose sa succession prévisible de récitatifs puis d'arias, Jean Christophe Spinosi sait capter les imperceptibles nuances musicales et vocales qui font d'Orlando une peinture fascinante de sensibilités individuelles. On est saisi par la profondeur des psychologies, la tendresse grave parfois désespérée des élans et des transports, l'amertume aussi des héros de l'Arioste, capables de clairvoyantes traversées dans l'abîme des passions humaines. Le chef nous dévoile une « maestrià » dans ce paysage du désenchantement poétique. Il perce avec justesse ce voile décoratif dont on pare souvent la musique du « gondolier » Vivaldi. Son théâtre est à la mesure de son œuvre instrumentale : hypersensible, expressionniste, déjà romantique par la noirceur fantastique de certains tableaux, d'une géniale invention poétique. Les coups d'archets fouettés, la nervosité glaçante de certains intermèdes précisent un Vivaldi transcendé par la scène amoureuse visiblement inspiré par les tumultes de l'Arioste. Les héros tombent leur masque et déploient dans le chant et la musique des prodiges d'émotivité : une Alcina manipulatrice et carnassière (finalement plutôt seule), une Angelica limpide et gracieuse, un Ruggiero et un Medoro, tendres et fidèles, ne laissent pas de nous conduire dans les affres de l'insatisfaction amoureuse où les élans tendres (duo Angelica et Medoro) sont rares et les aveux amers, plus familiers (Alcina). Les deux scènes de folie d'Orlando brossent une irruption fascinante où le fantastique le dispute au registre héroïque.

L'atout Spinosi, c'est aussi (et surtout), outre l'engagement -animal et complice, survolté ou murmuré- de son orchestre, un plateau vocal des plus homogènes. A part Angelica, diamant étincelant de l'amour le plus tendre ( indiscutable), rugissent ici plusieurs tigres aux voix sombres : évidemment l'Orlando de l'alto québécoise,  ; charnelle et douloureuse, l'Alcina de la mezzo , mais aussi Medoro et Bradamante stupéfiants grâce à deux mezzos absolument rayonnantes, malgré le grain du timbre opulent dans la gravité : Blandine Staskiewicz et Anne Hallenberg dont le chant est un modèle d'articulation. C'est presque si, parfois, le Ruggiero de semble un peu fluet.

Voici donc une parution plus que recommandable : une sublime révélation qui quoiqu'en disent les plus sceptiques en particulier à l'endroit des visuels de couverture (qui seraient photographiquement « aussi léchés que creux »), nous plonge dans le laboratoire vivaldien le plus hallucinant, captivant par ses éclairs poétiques, émouvant par sa vérité et sa finesse psychologique.

Rappel discographique :

« La Vérità in cimento » RV 739 (opere teatrali vol. 2). Gemma Bertagnolli, Guillemette Laurens, , , , Anthony Rolfe Johnson. , direction musicale : Jean Christophe Spinosi. (3 CD réf : OP 30365).

Sur l'Orlando finto Pazzo du même Vivaldi (1714) dans la même édition (Naïve), lire aussi la critique de notre consœur, Isabelle Perrin.

 

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