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Sokhiev et la musique française

Halle aux Grains

Où l'on retrouve , très jeune chef qui avait fait si forte impression la saison dernière dans le répertoire russe, annoncé comme l'un des successeurs possibles de Michel Plasson. Et la question, bien sûr, qui brûle les lèvres à la lecture du programme : le succès sera-t-il aussi au rendez-vous dans un répertoire « bien de chez nous » ? La réponse est à la fois oui et non. On s'en voudrait de sombrer dans le cliché ethnique, mais force est de constater que sa Shéhérazade fait plus que se souvenir de Rimsky-Korsakov. L'orchestre y est luxuriant à souhait, ample, fondu ; ce Ravel alenti et dramatisé, plein de moiteurs orientales, est bien plus proche de la couleur russe que de la sveltesse française et des « grandes lignes pures » qu'y voyait Arthur Hœrée, où chaque détail reste parfaitement clair au milieu du foisonnement instrumental. La « musique fausse » de l'Indifférent est ainsi noyée dans tant de richesses : la ligne sombre dans la couleur.

Cette impression est accentuée par la prestation de , qui semble, elle, totalement étrangère à l'univers de Tristan Klingsor. L'opulence de la voix est au prix d'une diction voilée, d'une émission couverte qui transforme et déforme nombre de voyelles : « La Chine » devient « La chaîne », « s'envole » : « s'envoule », rendant la prosodie et le texte tout simplement incompréhensibles. Problème rédhibitoire, déjà, quand on sait le soin que Ravel a porté à sa mise en musique, comme le dit le poète lui-même : « [Ravel] était très préoccupé d'en suivre le débit parlé, d'en exalter les accents et les inflexions, de les magnifier par la transposition mélodique. Et, pour bien s'affermir dans son dessein, il prit soin de me faire lire à haute voix les vers. » Puis, cet Orient léger, rêvé et chimérique, ne demande sans doute pas ce subit excès d'intention sur « Je voudrais voir des assassins souriants du bourreau qui coupe un cou d'innocent » joué comme au théâtre alors que seule une ombre passe, légère, dans l'orchestre.

Et Franck expose les mêmes qualités extrinsèques : ce que l'on admire n'est pas nécessairement ce que l'on aurait attendu. Dès l'introduction, on sent la même incroyable maîtrise de la pâte orchestrale, appuyée sur la masse dans l'épaisseur du son, tandis que les contrastes de tempos, très marqués à l'intérieur même des mouvements, donnent une version intense, lyrique et dramatique. L'Allegretto, c'est Tristan, à mourir d'amour et de beauté. Mais ces phrasés appuyés, cette ampleur toute brucknérienne, avec un orchestre à plein régime un peu écrasé par les cuivres, est-ce encore le Pater Seraphicus ? Bien sûr il y a là une lecture possible de cette œuvre « française » certes germanique à bien des égards, mais si partielle… L'effet est beau, le geste précis, la plastique superbe, mais l'admiration n'est qu'extérieure, car l'effet, justement, annihile toute dimension mystique ou simplement humaine.

L'Étude symphonique de Youri Alexandrovitch Falik (né en 1936), professeur de composition de Valery Gergiev au Conservatoire de Leningrad, nous montre que les compositeurs des années Brejnev faisaient de la musique bien troussée, point trop moderne, et dénuée de toute originalité ; on s'en doutait un peu… L'œuvre apparaît comme une succession d'emprunts divers -un solo de flûte façon Prélude à l'après-midi, quelques accents barbares du Prokofiev de la Suite Scythe– sans qu'il y ait le jeu de citations d'un Schnittke et sans que se dégage le moindre soupçon de langage personnel.

En conclusion de ce concert, on reste sur une impression tout à la fois très flatteuse – une telle maîtrise et une telle sûreté de geste sont à peine croyables chez un chef aussi jeune- et réservée : la recherche de l'effet ne primerait-elle pas sur l'émotion sincère ? Et puis, une autre question se fait jour dans le contexte de la possible succession de Michel Plasson. Alors que le chef toulousain était très attaché à prolonger avec ses musiciens du Capitole une tradition de sonorité typiquement française -aujourd'hui disparue- privilégiant la clarté à la masse, Sokhiev recherche une beauté très nettement « internationalisée » (mondialisée ?) faite de puissance et de fondu orchestral. On ne saurait imaginer, à cet égard, conceptions plus éloignées que les leurs de la Symphonie de Franck, si française quand Plasson la dirigeait avec ce même orchestre. Il est certain qu'avec , l'orchestre serait transformé, oubliant sans doute ses faiblesses, comme ses particularités…

Peut-on considérer qu'en ce domaine, aussi, l'exception française a vécu ?

Crédit photographique : © Jim Four

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