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J-P Rameau, une offrande à la diction françoise

Cet enregistrement consacré à Rameau par les Musiciens de Monsieur Croche est un régal pour qui veut découvrir l'esprit d'une époque – de plusieurs époques, puisqu'on a sympathiquement droit, dans la notice, à l'opinion de Debussy sur son ancêtre : de musicien à musicien, on se comprend!

Beaucoup de charme dans le projet : le tableau de la couverture est choisi en affinité (habitude d'Alpha à l'imposante galerie de portraits). C'est une Diane superbe et bien servie dans le livret par un texte aux longs échos sur tous les arts. A l'écoute, le disque s'ouvre aussi par un texte, déclamé par un amusé, qui sonne comme une offrande à la diction « françoise » et en même temps rend hommage à la viole : « défense de la basse de viole contre les attaques du violoncelle ». Viole qui dans ces années 1740 jette son dernier chant dans les mains d'un Forqueray, lequel est évoqué en symétrie par une pièce dédiée de Rameau. Voilà une originalité saillante : un texte parlé, placé là, miroir de ce mélange de pièces de concert, de solos, de cantates : lettres, musique, peinture : quiconque en ressortira instruit sur la sensibilité du XVIIIe siècle… et pourtant… pourra-t-on retrouver toute la finesse du teint de cette Diane méditative présidant à ce beau festin?

Ce n'est pas que le tout ne soit pas bien interprété, au contraire. Mais c'est devenu une nouvelle mode que de donner à cette musique un ton en force (exceptée pour la mélancolique Cupis). Hélas, l'esthétique de ce temps n'est pas plus faite pour la rusticité que pour le glacis : elle est les deux à la fois, science et naïveté, élégance racée et pseudo niaiseries populaires, sensibilité douce enveloppant une vie palpitante : voilà le Rameau que loue Debussy, voilà toute une époque rousseauiste où, sous l'étiquette et les rocailleuses décorations, se cache un désarroi révolutionnaire. C'est pourquoi trouve-t-on souvent un écueil au moment où il faudrait aller plus loin que les standardisations actuelles et restituer au XVIIIe siècle son préromantisme caché et timide. D'ailleurs ce siècle n'est-il pas le plus indirect à interpréter? Sait-on comprendre et ressentir vraiment ce qu'il a de subtil, nous, qui ne le vivons pas? Il en est de même pour les chanteurs : la théâtralité requise pour la cantate Le Berger Fidèle est réussie mais le type d'émission de la voix – fort belle d'ailleurs, de – place la performance à mi chemin entre la tradition instrumentalisante baroque et le naturel scénique. Celle de la basse, , aurait plus de naturel, de finesse, dans la colère de Thétis si la contrainte de la diction outrée, certainement exigée comme reflet de texte parlé initial, n'éteignait pas sa couleur chaleureuse. C'est ici encore le juste et délicat milieu requis pour le bon goût qui échappe : musique au service du texte ou texte au service de la musique? Peut-on être musical, fin et naturel à la fois quand on veut se faire historiographe? Les musiciens le furent nécessairement assez pour faire de ce disque une honnête, agréable, intelligente découverte du compositeur avec, en plus et surtout, l'originalité du susdit texte parlé, garante d'un bon divertissement : on croirait, puisqu'il y est fait référence à la Fontaine, que le « méchant violon » est le Raminagrobis de la fable du chat, de la belette et du petit lapin.

Petit débat sur les apports d'un programme à la musicalité des disques.

Il est singulier de comparer deux disques à programme faisant l'actualité : d'une part le Berger Fidèle, Thétis & pièces en concerts de , interprété par les Musiciens de Monsieur Croche et distribué par Alpha, d'autre part Lo Specchio Ricomposto/Le Miroir Recomposé interprété par un trio d'amis musiciens autour d'un projet et distribué par Stradivarius. Le premier convainc par l'importance de son programme, le second, malgré un projet bateau, touche par sa musicalité. Dans les deux cas, les musiciens proposent des programmes qui leur tiennent à cœur, c'est un plus pour la musique. Délaissant les grandes intégrales, les artistes brossent des portraits complets d'une époque, précisément au moment où cette musique nous devient intime, comme contemporaine, loin que nous sommes désormais des découvertes pionnières. Comme des créateurs, les instrumentistes plaident leurs choix en prenant la parole eux-mêmes à travers la notice – avant que de la prendre naturellement sur leurs instruments. Les disques n'en sont que plus fiévreux et passionnés.

Cet engagement fait penser à celui des poètes dans les querelles esthétiques. Peu importe l'enjeu défendu, ce qui compte est l'art obtenu. De là découle l'amusante conclusion d'un Pierre Corneille, ironisant sur la fameuse querelle des Sonnets, arbitre impartial et normand :

« L'un est sans doute mieux rêvé,

Mieux conduit et mieux achevé ;

Mais je voudrais avoir fait l'autre. »

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