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La machine est en marche

Festival de Lucerne (1)

À force de louer les orchestres de festivals et autres formations temporaires, on en oublierait presque que la rigueur et le goût de l'excellence sont le fruit d'un travail quotidien. Fondé en 1913 et pris en main, à partir de 1946, par l'exigeant et redoutable George Szell, le apparaît comme l'exemple même de la perfection au service de la musique : tous les pupitres rivalisent de virtuosité et chaque soliste mériterait d'être nommément cité. Mais la force de cette formation réside surtout dans une écoute mutuelle exceptionnelle, une homogénéité inégalée et la maîtrise d'une infinie palette de nuances. Après les règnes de Boulez, Maazel et Dohnanyi, cette phalange reste l'une des formations les plus impressionnantes du monde. Elle excelle évidemment dans le grand répertoire post-romantique, mais, par la richesse de ses coloris et ses teintes idoines, l'orchestre peut être considéré, avec le Concertgebouw d'Amsterdam et l'Orchestre de l'Opéra de Paris, comme le meilleur interprète actuel de Debussy et de Ravel.

En 2002, au terme des dix huit ans de mandat de Christoph von Dohnanyi, le choix des musiciens s'est porté sur l'autrichien . Choix risqué, car les débuts de carrière de ce chef avaient été entachés de quelques tracas. Nommé très jeune à la tête du Philharmonique de Londres, l'artiste s'était créé de nombreuses inimitiés par des disques fonctionnels enregistrés pour EMI (d'où n'émergent qu'une très bonne Cinquième de Bruckner et un album Korngold). Cependant, depuis 1992, le chef d'orchestre travaille en profondeur son métier dans la fosse de l'Opéra de Zurich et différentes publications vidéo (Arthaus et EMI) attestent de la qualité atteinte par l'Opéra suisse sous la conduite de son directeur musical. remporte également de grands succès au Staatsoper de Vienne où il est invité à diriger les opéras de Wagner. Il est incontestablement heureux dans ses fonctions et il s'est même permis de snober ostensiblement des propositions pour assumer la direction du Festival de Salzbourg.

Depuis 2004, le et son chef sont en résidence estivale au Festival de Lucerne. Dans le cadre d'un programme triennal financé par les laboratoires Roche, cet événement est accompagné par la création mondiale annuelle d'une pièce pour grand orchestre. Faisant suite à l'Anglais Harrison Birstwisle, la Chinoise Chen Yi, nous présente Si Ji, inspirée par des textes de Su Shi et Zeng Gong. D'une vingtaine de minutes, cette partition aux climats oniriques et à l'orchestration brillante et virtuose charme par l'utilisation alternée de modes pentatoniques. Peu connue en dehors des USA où elle réside, cette compositrice réussit à inventer un univers personnel et farouchement indépendant. Le Concerto pour orchestre de Bartòk est depuis longtemps au répertoire de l'orchestre qui en a enregistré deux versions de référence sous les baguettes de Szell (Sony) et Dohnanyi (Decca). Welser-Möst refuse tout effet spectaculaire pour livrer une interprétation tendue et nostalgique où l'on sent le compositeur progressivement abandonné par ses forces. Cette vision touteen finesse et en nuance culmine dans un second mouvement d'un calme trompeur et d'une maîtrise qui dissimulent une noire tension. Le concert se clôt par une exécution curieusement enchaînée des Valses nobles et sentimentales et de La Valse de Maurice Ravel. Dans les Valses nobles et sentimentales, Welser-Möst trouve d'emblée le ton juste : c'est léger, dansant sans tomber dans le démonstratif et le pompier alors que l'orchestre tisse un superbe écrin sonore. La Valse est enlevée et brillante mais elle manque un petit peu de démesure.

Avec la Troisième Symphonie de Mahler, on monte encore d'un cran pour passer de l'excellent à l'inoubliable. A l'heure où les tempi mahlériens s'étirent à l'extrême et où chaque phrase est disséquée et sur-interprétée, Welser-Möst renoue avec l'esprit pionnier des premiers enregistrements de Mahler : un tempo rapide allié à un grand sens de l'architecture. Tout comme dans une excellente Septième donnée l'année dernière, le chef Autrichien offre une vision très noire qui ne se s'apaise que dans un « Langsam. ruhevoll. empfunden » final d'une transparence infinie. Evidemment cette musique sert les pupitres de l'orchestre qui rivalisent de précision et de musicalité. Différents solistes s'illustrent particulièrement, signalons la hautboïste Laura Griffith et le tromboniste Douglas Wright. Les parties vocales sont tout aussi bien tenues. La mezzo suisse Yvonne Naef se révèle sobre et profonde alors que le chœur féminin de l'orchestre de Cleveland et le Knabenkantorei Basel sont au diapason. Face à tel choc, le public met quelque temps avant de retrouver ses esprits et de réserver une standing ovation à l'orchestre, les solistes et le chef.

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