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Salomés en regard avec Richard Strauss et Antoine Mariotte

Deux Salomés aujourd'hui se regardent. Il y a un siècle, c'était leurs compositeurs : voit d'un mauvais œil le jeune , à qui il reproche d'avoir eu lui aussi quelque velléité de porter la pièce d'Oscar Wilde à l'opéra.

Injustement oubliée, « sa » Salomé, que l'Opéra de Montpellier a donnée en version de concert dans le cadre du Festival de Radio-France en 2004 (lire la chronique de notre collaborateur Maxime Kapriélian), est désormais montée aux côtés de la grande Salome straussienne. Le choix d'un décor unique, de scénographies proches, d'un même metteur en scène et de l'alternance des spectacles ne peut qu'inviter à la comparaison.

Le problème de Salomé est celui du regard, excessif ou absent. Les hommes la regardent trop : le page reproche à Narraboth de trop regarder Salomé, Hérodias reproche la même chose à son époux Hérode. La toute jeune Salomé sort un instant d'un festin et entend la voix de Iokanaan (saint Jean-Baptiste) parvenir jusqu'à elle depuis la citerne où Hérode le retient prisonnier. Lorsqu'elle peut enfin le voir, elle en tombe amoureuse. Lui veut rester chaste et ne la regarde pas. Pourtant elle en est sûre : « Si tu m'avais regardée, tu m'aurais aimée », et mourra du fait que Iokanaan ne veuille la regarder.

Pour Strauss, il s'agit en quelque sorte de son premier véritable opéra (après les tentatives de Guntran et Feuersnot). L'œuvre – fruit d'un compositeur déjà établi avec ses poèmes symphoniques- est déjà très aboutie, extrêmement structurée : l'agencement toujours ternaire, que ce soit dans les thèmes musicaux, dans le chant d'amour de Salomé (sur le corps, les cheveux puis la bouche), les trois propositions d'Hérode, les trois refus de Salomé, etc. On ne peut qu'être sensible aux leitmotivs qui permettent comme chez Wagner de caractériser chaque personnage par ses thèmes, peu modifiés ensuite au cours de l'œuvre et clairement identifiables. On apprécie que le metteur en scène ait pris le parti de présenter une Salomé enfant(celle-ci demande la tête de Iokanaan en jouant à la marelle… ). C'était l'intention de Strauss, souvent malmenée au profit de Salomés plus « fatales ». s'amuse et n'est pas tendre avec ses chanteurs qui doivent courir, se rouler par terre… tout en conservant leur souffle ! Sa mise en scène « baroquisante » tour à tour amuse, avec son Hérodias qui, pendant la danse, ramasse les billets que les hommes admiratifs lancent à Salomé, pour les laisser tomber de stupeur lorsqu'elle entend son Tétrarque d'époux offrir à sa fille des bijoux auxquels elle n'a jamais eu droit, et déconcerte lorsqu'elle semble ne rien apporter à l'œuvre. La fameuse danse des sept voilesn'est pas dansée ici et fait place à l'euphorie générale. est parfaitement à l'aise en Salomé, et triomphe avec le célèbre monologue final. Elle fait figure d'exception parmi les chanteurs qui se trouvent bien souvent couverts par l'impressionnant orchestre straussien. aurait pu faire un peu plus sienne l'indication de Strauss à son orchestre : « accompagner le chanteur toujours de telle sorte qu'il puisse chanter sans effort»… Avec la Salomé de Strauss, se « lâche », Layer également, à la tête de son orchestre, ainsi que les seconds rôles, dans leur délire lors de la danse des sept voiles. Cette production qui part parfois en tous sens ne laisse que peu de place à l'émotion. Mais ce n'était pas là forcément non plus le propos de Straussavec la dernière phrase : « le mystère de l'amour… » qui détourne l'émotion avec de forts trombones et une Salomé qui atteint là la note la plus basse de sa tessiture. Il omit à dessein la phrase de Wilde « Il ne faut retenir que l'amour ».

Très proche de Wilde par son livret, donc proche de Strauss avec la structure d'un acte unique, la Salomé de Mariotte n'a rien d'un plagiat, tant s'en faut. Son traitement est bien différent : c'est la « petite » Salomé, moins ambitieuse dans son écriture comme dans la virtuosité exigée des chanteurs. Plus modeste que celle de Strauss, elle est « moins massive, moins développée orchestralement », juge René Dumesnil en 1930. Les chœurs discrets mais justes, dirigés par Noëlle Geny dont on connaît le travail à Montpellier, participent à cette volonté générale d'une Salomé plus humaine. La mise en scène de Carlos Wagner est plus sobre, plus judicieuse. Hérodias se fait plus discrète, Hérode plus désespéré que réellement mauvais, les costumes sont plus simples et l'on se concentre alors sur le drame de Salomé. Ici, rien ne semble gratuit. La Salomé-enfant est à l'échelle de cet opéra et lui correspond parfaitement. Kate Aldrich est aussi actrice que chanteuse et remporte l'adhésion du public tandis que son Iokanaan est épouvantable. Toujours ici deus ex machina qui semble sortir de la citerne avec tambours et trompettes, il déçoit ensuite tant au niveau vocal que scénique. Sur la pièce de Mariotte, qui explore davantage la psychologie d'une Salomé moinsmanichéenne, Carlos Wagner travaille avec minutie et l'émotion naît de ce personnage wildien, réellement amoureux. On s'attache au rôle tenu par Kate Aldrich, jeune et piquante à souhait en enfant gâtée, tragique en amoureuse éconduite.

Amusant paradoxe, la petite Salomé de Mariotte, qui a du se battre pour être créée, se trouve aujourd'hui littéralement rehaussée par la présence de celle de Strauss jouée ici dans une production qui s'éparpille…

Crédit photographique : © Marc Ginot

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