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La première hirondelle à Massy

À la suite de Rigoletto et d'Il Trovatore, la Traviata (créée le 6 mars 1853 à La Fenice de Venise) est le dernier volet de la célèbre trilogie du compositeur.

Peu d'exemples illustrent avec une telle clarté tout ce qui sépare l'opéra romantique de ses aînés baroques et classiques et tout ce qui lui a permis d'impulser à la musique un élan et un progrès qu'avaient seules provoquées – pour des raisons et sous des formes radicalement différentes – la messe polyphonique et la symphonie classique. Si les ouvrages de Donizetti et Bellini sont déjà romantiques par la destinée souvent tragique des héros (amour, mort, démence) et la grandeur pathétique de l'invention mélodique, l'évolution vers la gravité dramatique et la vérité psychologique marquent surtout le long règne de Verdi, chez qui prime le drame humain, cependant que la peinture des passions l'emporte désormais sur les préoccupations sociales ou politiques. L'amour en reste la clef, accompagné de mort et de violence, de vengeance et de tyrannie, de crime et de fatalité. Dans la Traviata, Verdi tient ainsi la gageure de traiter un drame réaliste sous forme d'un développement constant. L'argument, tiré de la pièce d'Alexandre Dumas fils, la Dame aux camélias, est trop connu pour que nous en rappelions ici le détail, mais on ne saurait assez souligner l'originalité d'une production galvanisée par la direction de – chef flamboyant et précis – et nuancée de toutes les teintes d'une sobre et délicate mélancolie.

Pour servir une partition associant les propositions théâtrales les plus ingénieuses et une invention musicale confondante, l'Opéra de Massy a mobilisé toutes ses forces et sollicité, donc, les talents accomplis du chef , de la soprano , du ténor Yi Kun Chung, du baryton , tous les autres rôles étant par ailleurs supérieurement assurés. Une mention spéciale pour la mise en scène de , qui réussit le tour de force de donner une intensité psychologique maximale à ce drame mondain auquel elle confère une légèreté presque surnaturelle, sans rien chercher à altérer de sa trame inéluctable. Si le public a salué avec raison les prestations des protagonistes dans les rôles phares, c'est à l'ensemble des acteurs de cette magnifique performance que sont allés ses applaudissements : à l'excellente Martine Olmeda, (Flora), dont la voix et la présence laissent augurer l'heureux développement d'une carrière déjà signalée par d'enviables succès, comme aux équipes techniques de l'Atelier de l'Opéra-Théâtre de Metz et de l'Atelier de l'Opéra-Théâtre d'Avignon, à la chorégraphie de Roger Nunes autant qu'aux jeux de lumières de .

Adapté par Francesco Maria Piave, le sujet de la Traviata n'a rien perdu de sa subversive intensité. Mais, pour audacieux qu'il ait pu paraître dans l'Italie des années 1850, on se rappellera que Verdi, sûr de ses forces et de ses intuitions (l'avenir ne devait-il pas lui donner superlativement raison ?), ne fut nullement affecté par la chute de la première (« la Traviata a fait hier un grand fiasco. Pire que cela, les gens ont ri ! Je n'en suis pas troublé. Ont-ils tort, ou bien est-ce moi ? Je pense toutefois que la Traviata n'a pas dit son dernier mot. On l'entendra de nouveau et nous verrons bien. »), certain que la cause devait en être cherchée dans les défaillances des chanteurs – plus exactement dans l'inadéquate distribution des rôles – que dans la nature de l'argument traité. D'autant plus que cet argument, au rebours de tant d'ouvrages lyriques du temps, est d'une captivante simplicité : la courtisane Violetta (soprano) tombe amoureuse d'Alfredo (ténor) qui vient de lui déclarer sa passion, mais finit par renoncer à lui sur les injonctions de Germont (baryton, père d'Alfredo), soucieux de protéger l'honneur (et les finances !) de sa famille ; ayant compris trop tard la noblesse de son sacrifice (« Colpevole sono, so tutto, cara »), Alfredo reçoit le dernier souffle de sa bien-aimée emportée par la consomption.

Ainsi que le suggère le titre de l'opéra (littéralement, « la dévoyée »), l'action est centrée sur Violetta, première hirondelle du réalisme lyrique. Si Alfredo et Germont sont musicalement traités sans originalité délibérée, le caractère de l'héroïne est illustré par une palette sonore aux multiples tonalités : gaieté frénétique aux accents de colorature dans l'acte 1, emportement passionné et presque décalé (il n'est, à ce propos, que de comparer son « Ah, se ciò è ver » au bien plus traditionnel « Di quell'amor » du ténor) pour le duo avec Alfredo… plus loin, vers la fin de l'acte 2, à la suite de son terrible duo avec Germont, son personnage s'enrichit de nouvelles nuances, se trouble d'émotions conflictuelles, passe du refus passionné à la triste résignation, et sa ligne vocale délaisse l'ornementation au profit d'une expression plus directe de son désarroi. Il n'est pas certain que soit, en dépit de ses évidents mérites, l'interprète idéale du rôle : non qu'il soit bien venu de lui faire grief d'une certaine… majesté ! mais on est en droit de regretter, chez elle, les effets d'un évident cabotinage : ralentissement soudain de l'action quand la belle prend un temps de sociétaire avant de flûter quelque imperceptible réplique, susurrements inaudibles dont le public prend connaissance grâce à la traduction simultanée sur écran, errances muettes sur le plateau… à la grande perplexité du chef et du public ! Mais ce sont là péchés véniels en comparaison de son parfait engagement dramatique et de son évidente sincérité artistique.

D'ailleurs, c'est sur la qualité purement artistique de ce spectacle qu'il faudrait insister. Dans la Traviata, le jeu des passions relève toujours de l'intimité, n'anime jamais les grandes fresques découvertes dans Rigoletto ou Il Trovatore ; rien n'est plus représentatif à cet égard que le merveilleux prélude de l'acte 1, étonnamment discret avec ses cordes divisées et ses délicatesses chromatiques. Partout, par ailleurs, la mélodie conquiert d'importantes prérogatives expressives ; les airs d'Alfredo (« Di quell'amor ») ou de Violetta (« Amami Alfredo »), par exemple, produisent un effet foudroyant par leur développement à la fin de longues sections musicales dont ils forment tout à la fois l'aboutissement et la transfiguration éloquente. C'est le grand Verdi de la dernière manière qui apparaît déjà ici, le musicien qui a foi dans la voix et dans sa capacité à traduire et à transmettre les émotions les plus profondes. Or précisément, sur la scène de Massy, tous les chanteurs se sont mis au service de cet idéal esthétique, avec une vaillance, une probité et une justesse de ton jamais mises en défaut.

C'est notamment à la vigueur vocale du solide Yi Kun Chung (Alfredo) que le drame devait de conserver son efficace linéarité, de tisser sa trame aux émotions bien définies et aux finalités claires. Car il fallait le miroir de cet amant fougueux pour que la brebis égarée, passée sans hiatus du roman au théâtre, puis du théâtre à l'opéra, pût ici perdre ce qu'elle aurait traîné de scabreux ou d'inavouable… un parfum assez peu avenant de « vraie vie ». Et quand le formidable – quelle voix ! quelle présence ! pourquoi le public français le connaît-il si peu ? – s'empara, pour ne plus le lâcher, de son rôle ambigu de père noble et généreux (généreux… vraiment ? écoutez-le se radoucir quand il apprend que ses finances ne souffriront pas des frasques de son rejeton !), il ne resta rien d'autre à l'infortunée courtisane que le mythe de la rédemption et du sacrifice par quoi elle survit dans toutes les mémoires sensibles.

De l'orchestre, lui aussi protagoniste essentiel, chacun put d'emblée goûter l'impeccable justesse, la clarté et l'élégance, tous les pupitres méritant en bloc la prime de l'excellence. Cependant, une performance orchestrale dépend essentiellement de celui qui la dirige. En cette occasion, la prestation de aura frappé les imaginations. Enthousiasme lyrique, sensibilité dramatique, rigueur rythmique et cohérence stylistique… toutes ces belles qualités réunies – à ce niveau – chez un praticien aussi jeune, voilà qui est de nature à confondre l'auditeur le plus blasé ! Ardent quand la logique opératique l'exige, virtuose dans la mise en valeur de tous les pupitres (il ne nous souvient pas d'avoir déjà entendu un chef solliciter avec un tel bonheur les percussions et les vents dans les pages les plus dynamiques de l'ouvrage) fréquemment enthousiaste, toujours inspiré, Vincent Barthe est déjà ce qu'il doit devenir : un souverain de la baguette musicale.

Crédit photographique © : Opéra-Théâtre de Massy

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