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Les Temps Modernes de Pierre Boulez

Soirée d'exception

Retrouver les solistes de l'EIC – dont on ne vantera jamais assez l'investissement et la qualité du jeu instrumental – sous la direction de ne peut laisser augurer que de belles et bonnes choses en matière de concert à venir. Pour clore le cycle » Les Temps modernes » proposé par la Cité de la Musique du 18 octobre au 7 novembre, dirigeait ce mardi 7 novembre trois pièces nouvelles puisque, à côté de la création mondiale de , l'œuvre de , sa propre partition de Dérives 2 étaient données à entendre dans leur version définitive.

Actuellement professeur de composition à la Hochschule für Musik Hans Eisler de Berlin, évoque, dans la présentation de sa pièce Réseaux, la technique de Sesshû, peintre japonais du XVe siècle qui envisageait sa toile sous la forme de grands rouleaux en blanc et noir de douze mètres de long qui modifient totalement les données traditionnelles de la perception du temps et de l'espace. Durant les quatorze minutes de sa partition Réseaux, Kyburz envisage de même un déroulement ininterrompu du flux musical qui semble se heurter sans cesse aux parois d'un labyrinthe infernal, négociant les obstacles avec cette énergie formidable qui maintient l'oreille en arrêt jusqu'au terme du processus : un défi que les six instrumentistes, galvanisés par la précision du geste boulézien, relèvent avec une aisance virtuose.

Après son opéra L'autre côté qui mettait à la une du journal « Le Monde » daté du 26 Septembre 2006 (cf. l'article de Pierre Gervasoni – et lire notre article), c'est une nouvelle œuvre, commande de l', Streets, que l'on entendait ce soir en création mondiale, suscitant à nouveau ce questionnement qui agite tous les esprits lorsque l'on parle du « phénomène » Mantovani : mais comment fait-il, à trente deux ans à peine, pour écrire si vite et renouveler à ce point son univers sonore qu'aucune œuvre ne parait ressembler à la précédente ? Jamais à court d'arguments et avec cette spontanéité qui le rend si sympathique, précise qu'il n'a pas écrit pour petit ensemble depuis 2001 et que le changement d'effectif instrumental d'une œuvre à l'autre aiguise à coup sûr son appétit. Streets est déjà « une vieille histoire », son propre vécu d'artiste dans les rues de New York, cette folle agitation qu'il a eu envie de saisir musicalement en un complexe sonore extrêmement virtuose et dense reposant, paradoxalement, sur l'immobilité d'un seul accord. On y retrouve ce rapport presque tactile avec la matière sonore, l'inventivité jaillissante de l'écriture « mantovanienne » cernant avec précision le geste instrumental et cette énergie qu'il fait circuler au sein des pupitres réservant à chaque musicien l'instant d'un « chorus » particulièrement soigné : une séduction immédiate et un tempérament bien trempé qui ont très vite retenu l'intérêt de , dirigeant la partition en lui donnant son lustre et sa vigueur structurelle.

La deuxième partie du concert honorait tout particulièrement la personnalité de Pierre Boulez, dirigeant cette fois sa propre musique. Dérive pour 11 instruments est écrite à l'origine pour les 80 ans d'Elliott Carter en 1988 et connaît aujourd'hui une troisième et dernière version considérablement agrandie – une quarantaine de minutes désormais – dont Pierre Boulez se dit enfin satisfait. Mûrie au fil des années qui laissent le compositeur s'interroger sur les diverses façons d'organiser le temps en musique – il évoque à ce propos son intérêt pour les recherches de Ligeti – Dérive 2 est, selon sa propre expression, une sorte de « mille-feuilles temporel » où cohabitent et se superposent différentes couches de temps musical. Conçue dans une écriture exigeante passée au crible d'une oreille infaillible, l'œuvre se joue entre rigueur et sensualité sonore dans des combinaisons instrumentales sans cesse renouvelées, invitant l'auditeur à une écoute de plus en plus attentive à ces fins réseaux d'une richesse inouïe pour suivre dans sa fluidité idéale cette sorte de « mosaïque narrative » dont Pierre Boulez nous donnait ce soir la version accomplie : un moment d'exception.

Crédit photographique : © DR

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