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Le Pauvre Matelot et The Medium : Nuit sanglante à l’opéra

«Avec une seule production annuelle, ma saison s'étale sur cinq ans. Je ne peux pas programmer une opérette chaque année», martèle Alexandre Emery, le président de l'Opéra de Fribourg. La légèreté dominait avec Il mondo della Luna, La Pietra del Paragone, Les Aventures du Roi Pausole et autres Don Pasquale alors, cette année est scellée sous le signe du crime de sang.

Si a la réputation de ficeler ses livrets d'opéra comme un scénario de cinéma, encore faut-il avoir des acteurs pour le jouer et des metteurs en scène pour le montrer. A Fribourg, tout est réuni pour faire de ce Medium non seulement l'un des meilleurs spectacles jamais présentés sur cette scène mais encore, une production digne des plus grandes maisons lyriques.

Faux médium, Madame Flora gruge ses clients en leur faisant croire en ses capacités de les faire entrer en relation avec leurs enfants décédés. Aidée dans sa triste besogne par sa fille Monica et Toby, un garçon muet qu'elle héberge, elle perd pied quand lors d'une de ses séances de «spiritisme», elle sent l'étreinte d'une main sur sa gorge. Prise de panique, elle cesse alors ses activités et sombre peu à peu dans l'alcoolisme et la folie. Convaincue d'avoir été victime d'une farce du garçon, elle en fera son souffre-douleur et finira par l'assassiner.

Dans le rôle-titre, (Baba/Madame Flora) est terrifiante. Qu'elle pointe un doigt accusateur ou autoritaire vers ses acolytes, qu'elle traverse à grandes enjambées la scène en hurlant sa folie, qu'elle jette sa tête en arrière en signe de désespérance, qu'elle lève les bras au ciel en incantation maléfique, qu'elle offre d'un geste dédaigneux l'unique chaise de son cabinet à ses trois clients, qu'elle se jette à terre pour implorer la vierge Marie de lui redonner la sérénité, qu'elle jette ses regards accusateurs vers le misérable Toby, la mezzo française est une actrice d'exception. Et sa voix n'est pas en reste. Ses couleurs de feu, tranchante comme de l'acier, chargée de puissance et d'un timbre d'airain, elle jette, dans une parfaite élocution, son texte musical avec une véhémence teintée des angoisses qui la rongent. Régnant en maître sur le plateau, elle transcende les autres protagonistes qui élèvent leur jeu et leur voix à son niveau créant un paroxysme théâtral unique. A ce jeu, l'admirable soprano Elizabeth Bailey (Monica) incarne le contraste de la pureté résignée. La jeune femme confine son personnage dans un climat de compassion amoureuse tranchant avec le délire débordant de Baba. Avec une voix veloutée, elle campe un personnage touchant planant au-dessus de la folie ambiante, comme si elle voulait apaiser les esprits maléfiques qui hantent sa mère et ses clients. Elle semble ne trouver calme et sérénité que dans ses rares instants passés avec le jeune homme muet, le bel acteur Jean-François Michelet (Toby). Dans les ballets enfantins que les deux jeunes gens s'autorisent, la soprano anglaise se fait encore plus lyrique, plus intime, plus amoureuse. Du grand art. Comme subjugués par l'engagement de ces artistes, les autres protagonistes se surpassent. La soprano Brigitte Antonelli (Mrs Gobineau) se fond dans l'angoisse de la mère à la recherche de son enfant avec une voix aux couleurs dramatiques de belle qualité alors que la basse David-Alexandre Borloz (Mr Gobineau) est un magnifique père, soumis aux désirs et à la douleur de sa femme. Complétant la distribution, la mezzo fribourgeoise Marie-France Baechler (Mrs Nolan) n'est pas en reste. De sa voix onctueuse, elle est bouleversante dans sa quête incrédule mais pleine d'espoir de retrouver quelques signes de son fils décédé.

Sous la baguette toujours attentive de , l'orchestre de chambre Opus Bern offre un bon soutien du plateau, encore qu'un effectif plus important aurait encore accentué la dramaticité de l'ouvrage.

Ne pas mentionner la direction d'acteurs, la mise en scène de , marquée des excellents éclairages de , serait oublier l'artisan de cet extraordinaire moment théâtral. Certes, il a pu compter sur la débordante pour donner une impulsion sans précédent à sa mise en scène, mais encore fallait-il élever chacun à son niveau théâtral pour que l'histoire ne soit pas écrasée par la personnalité de l'actrice. C'est tout l'art du metteur en scène français qui livre là l'un de ses meilleurs spectacles. À preuve, la relative difficulté d'offrir un spectacle aussi enthousiasmant avec le Pauvre Matelot de qui ouvre la soirée.

Dans cet opéra, semble avoir succombé à la «nouveauté» du moment. Il compose la musique de cette complainte écrite par , l'un des inspirateurs du fameux Groupe des Six. Si l'intrigue est sanglante, elle jouit d'une écriture littéraire en rupture avec l'usage du récit lyrique du XIXe siècle. On parle «direct», sans ambages ni grandes métaphores. La sophistication latente de la musique de Milhaud ne colle pas au livret fruste de Cocteau. Ce décalage en fait, selon les spécialistes, tout l'intérêt. Ce n'est certainement pas le cas du spectateur (et du critique) lambda qui assiste à cette représentation. Alors que dans the Medium ni la mise en scène ni le décor ne se voyaient, ici tout est omniprésent. Devant un grand panneau cachant de chaque côté les portes d'un débit de vin et d'un marchand de charbon, une table et quelques chaises. Au centre, une ouverture figurant l'arrivée au village.

Une femme attend le retour de son mari matelot parti à la recherche de la fortune depuis quinze ans. Le beau-père conseille à sa bru de prendre époux lorsque le matelot revient au bercail, fortune faite. Se faisant reconnaître de son ami, il décide cacher son identité à sa femme pour tester sa fidélité. Inventant l'aventure de son mari, les poursuites dont il ferait l'objet, le matelot montre néanmoins les richesses qu'il a accumulées pendant son séjour à l'étranger. Pendant la nuit qu'il passe sous le toit de sa femme, celle-ci le massacre à coups de marteau pour s'emparer de son magot afin de subvenir aux besoins de son mari, lorsqu'il reviendra. L'affaire est tellement «grand-guignolesque» que le public rit lorsqu'il découvre le cadavre du mari au pied d'un drap ensanglanté. Personne n'y croit. Preuve que le climat recherché tant par la musique de Milhaud que par la mise en scène de n'accroche pas.

Alors qu'on l'imagine Pénélope attendant Ulysse dans la sage résignation, la soprano Brigitte Antonelli (La Femme) surprend par un chant cassant. En poussant sa voix, l'émission s'en durcit désagréablement et c'est la diction qui en fait les frais. Tout comme (L'Ami) dont la voix engorgée nuit tout autant à la compréhension du texte. En excellent acteur, la basse David-Alexandre Borloz (Le Beau-Père) est très convaincant et si le ténor (Le Matelot) possède un instrument de belle qualité, on regrette qu'il soit quelque peu limité dans le registre des aigus.

Quant à la musique de Milhaud, elle reste d'une complexité forcée, ne laissant que peu d'espaces à l'expression vocale lyrique, comme si le compositeur avait décidé de raconter une autre histoire que celle du livret de Cocteau !

Avec une politique se tournant résolument vers des œuvres sortant des sentiers battus, le pari de l'Opéra de Fribourg d'attirer un public de non-initiés pourrait paraître risqué. Le succès populaire de ces dernières années démontre le bien-fondé de la démarche. S'autorisant toutes les audaces, cette année a pourtant montré les limites qu'il ne faut probablement pas dépasser. Cet opéra de est une rareté intéressante, mais il manque certainement de la fibre dramatique nécessaire pour être présenté ailleurs que dans une maison d'opéra «d'art et d'essai». Par rapport au triomphe réservé au Medium, l'accueil du public au Pauvre Matelot a prouvé sa juste tiédeur.

Crédits photographiques : © Alain Wich

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