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Lisa Batiashvili, John Axelrod, deux stars à Poirel

Il y a des affiches qui vous font braver les déluges nancéiens : celle du dernier concert Salle Poirel en fut une. Rien de moins, dans la capitale du Duc de Lorraine, que le texan et sa célèbre veste à col mao, accompagné pour l'occasion par la violoniste Lisa Batiashivili, qui a joué ces dernières années avec les plus grands orchestres du monde, sous la baguette de chefs aussi prestigieux que Zubin Mehta ou Yuri Temirkanov. Au programme : Mahler, Chostakovitch et Weill.

L'Adagietto de la Symphonie n°5 de , écrite en 1902, est un parfait exemple de ce que l'historien culturel Didier Francfort appelle le « syndrome Mozartkugeln », ou comment à force de marketing et d'utilisation dérivée, on en oublie la musique… Mais il faut reconnaître à Visconti et sa Mort à Venise le mérite d'avoir donné à cette page une nouvelle vie, et une nouvelle singularité : après les dernières mesures du mouvement, rares sont les spectateurs qui ne sont pas conquis pour le reste du concert ! Il n'en fut pas autrement à Nancy, et le plaisir était décuplé si l'on prenait le temps de véritablement redécouvrir cette musique. a profité d'un orchestre très homogène, avec des cordes et une harpe solo parfaites, et a trouvé un bel équilibre entre les pupitres pour donner à son interprétation une touche peut être moins dramatique que celle de Leonard Bernstein, qui fut son professeur. Certainement plus proche de la rêverie amoureuse par les contrastes de nuances et de couleurs qu'il avait choisis de faire ressortir, le chef américain utilisait de grands mouvements de baguette pour faire entendre, à qui le voulait bien, la magie née de la simplicité de cette musique, paradoxalement si touchante.

Changement radical d'ambiance avec le Concerto pour violon n°1 de Chostakovitch, créé en 1955 par son dédicataire David Oistrakh à Leningrad, qui permettait de découvrir la jeune violoniste . Le premier mouvement, un Nocturne, fut abordé d'une manière mystérieuse, quasi-ténébreuse par la soliste : grand vibrato, jeu d'archet très large, sonorité et démanchés amples. Mais elle sut rapidement comprendre et faire ressortir toute la complexité de ce concerto, qui en fait paradoxalement sa beauté : techniquement redoutable, il est également une œuvre où les sentiments et les atmosphères se multiplient et se substituent les uns aux autres tout au long des quatre mouvements. Un concerto « du rire aux larmes », pourrait-on dire… A ce jeu là, a excellé, convoquant la passion et la profondeur, puis le mystère et le tragique dans le premier mouvement, confortablement portée par un orchestre dynamisé par la baguette de . Dans le Scherzo, illustration de l'humour sarcastique de Chostakovitch, la soliste offrit une démonstration de virtuosité, un rythme effréné, un jeu brillant jusqu'à l'explosion finale, génialement brutale ; l'orchestre ne déméritait pas non plus, répondant parfaitement aux changements de tempo et de couleurs orchestrales commandés par John Axelrod, qu'on a pu voir danser, au sens propre du terme, sur son podium. Que dire de la mélancolique Passacaille : n'y a à aucun moment perdu l'intensité de l'émotion, pas même dans la vertigineuse cadence et ses triolets entêtants, dont elle proposa une version assez personnelle, lyrique, et tout en nuances. Le Burlesque qui clôt le concerto, rondo dans le style populaire de danse russe, acheva de conquérir le public, dans un final terrifiant de virtuosité. John Axelrod emmena l'orchestre jusqu'au bout dans ce voyage au cœur des sentiments, par sa gestique rapide et expressive ; une mention particulière aux pupitres des cuivres, et surtout des bois, avec Gaspar Hoyos à la flûte et Pierre Colombain au hautbois, qui furent irréprochables tout au long de la soirée. Il est difficile de ne pas comparer les interprétations de ce concerto avec celle, divinement profonde et exaltée, du grand David Oistrakh. A sa manière, s'en détachant par un jeu peut-être plus lyrique et plus large, mais non moins dynamique, Lisa Batiashivi a prouvé, si besoin était, qu'elle avait toute sa place dans le monde des (très) grands maîtres du violon.

Enfin, un bonheur n'arrivant jamais seul, c'est par une œuvre moins connue, mais d'autant plus fascinante, que vint se clore cette soirée somptueuse. La Symphonie n°2 de , achevée en 1933 et créée un an plus tard par Bruno Walter à Amsterdam, est une sorte de fantaisie pour orchestre, pleine de rythmes, de couleurs orchestrales et de sonorités particulières. L'influence de Mahler y est omniprésente, et Weill réussit le pari de transformer le matériau populaire en grande œuvre symphonique, passant du romantique au lyrisme optimiste, sans perdre en instant l'intensité de l'émotion par une ligne mélodique extrêmement travaillée. Une œuvre injustement méconnue du grand public, qui fut servie au mieux par John Axelrod, champion de ce type de musique (il a enregistré Krenek, Schreker et Szpilmann avec le Sinfonietta Cracovia). Un grand bravo à lui également pour avoir su convoquer l'Orchestre Symphonique et Lyrique des grands soirs !

Une grande soirée, donc, au cours de laquelle les stars n'ont pas déçu et ont mis tout leur talent au service d'œuvres magnifiques. D'autant qu'en regardant de plus près ce programme, on s'aperçoit, non sans ironie, que ces trois compositeurs furent bannis ou exécrés par deux des plus grands dictateurs du siècle passé. De quoi rendre ces œuvres encore plus merveilleuses à écouter, et remercier les artistes de nous les avoir proposé si admirablement interprétées…

Crédit photographique : © Kasskara

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