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Engerer-Berezovsky, dialogue à quatre mains pour Rachmaninov

Qu'en est-il lorsque deux monstres du piano se rencontrent dans des œuvres à quatre mains ou à deux pianos ? Il est légitime de penser que leur ego peut nuire au compositeur qu'ils interprètent. Et bien ici, il n'en est rien. et son amie – avec qui il donne de nombreux concerts en duo – sont sur la même longueur de touches ! Et dans des œuvres d'un compositeur que Berezovsky connaît bien et sert magnifiquement, comme en témoignent ses enregistrements des Préludes et des 4 concerti pour piano et orchestre chez Mirare.

Dans la Suite n°1 pour deux pianos op. 5, Rachmaninov a associé quelques vers extraits de poésies de la première moitié du XIXe siècle à chaque pièce en guise d'épigraphe. Ainsi la première Barcarolle-Allegretto commence-t-elle calmement par des vers extraits de Venise (1831) de Lermontov : «La gondole glisse sur l'eau, le temps s'envole avec l'amour. Les flots s'apaisent, la passion ne reviendra plus». Se retrouve l'influence lisztienne dans ces arpèges fondés sur un motif un brin chromatique, ces traits rapides, ces trilles légers ainsi que ce thème qui revient à la main gauche, que nos pianistes font passer avec une facilité et une agilité déconcertantes. Il émane de la deuxième pièce (La nuit, l'amour-Adagio sostenuto) le bonheur amoureux dans un décor champêtre bienveillant : «C'est l'heure où dans les branches on entend la note aiguë du rossignol, c'est l'heure où les serments des amoureux paraissent résonner harmonieusement dans chaque parole murmurée… » (Byron). Là encore, le figuralisme est éloquent avec les trilles qui renvoient au rossignol. Et là encore, les deux interprètes de susciter l'émerveillement chez l'auditeur grâce à une légèreté et une aisance dans des traits techniques véloces et un équilibre sonore sans faille. La troisième pièce Les larmes-Largo di molto change d'atmosphère et de décors avec la citation de Tioutchev : «Larmes humaines, ô larmes humaines, tôt et tard vous coulez. Inconnues, inaperçues. Intarissables, innombrables. Vous coulez comme des flots de pluie dans l'obscurité d'une nuit d'automne». Les arabesques descendantes renvoient au texte de manière éloquente. La répétition plus ou moins variée d'un même motif dans un crescendo progressif ne peut qu'émouvoir avant le retour d'une partie plus calme et moins tendue. Un ostinato dans le grave vient assombrir ce moment d'accalmie avant la cadence terminale. On retrouve dans la quatrième pièce Pâques-Allegro Maestoso. Le goût du compositeur pour les cloches déjà présent, mais de manière moins affirmée, dans le morceau précédent : «Un puissant carillon résonnait dans la terre entière. L'atmosphère entière gémissait, frémissait et frissonnait Des accents pleins d'éclat, mélodieux et argentins répandaient la nouvelle du triomphe sacré» (Khomyakov). Dans cette dernière pièce, la répétition est vraiment le principe de base. Différents types de cloches sont partagés entre les mains : le bourdon, les petites cloches du carillon, etc. Un «mécanisme de précision» comme dirait Ligeti, mais digital ici, est nécessaire.

Rachmaninov, dans la Suite n°2 pour deux pianos op. 17 s'inspire non pas de données littéraires mais de danses ou de pièces associées au geste, au mouvement corporel : le caractère martial de l'Introduction-Alla marcia s'affirme grâce à de puissants accords répétés. La Valse-presto qui suit nécessite une vélocité particulière de la part des interprètes. S'ensuit une expressive Romance-Andantino empreinte d'une sensibilité et d'une atmosphère particulières. Une tournoyante Tarentella-presto termine l'œuvre, magistralement enlevée par nos deux pianistes.

S'ajoutent à ce sympathique programme cinq extraits de la transcription de Rachmaninov de La Belle au bois dormant de Tchaïkovski pour piano à quatre mains. Là encore les interprètes font montre de virtuosité et de sensibilité. Preuve indéniable : à l'écoute, on imagine un seul pianiste tant l'homogénéité du son atteint l'osmose.

En complément de ce superbe CD, un DVD de 18 minutes montre l'atmosphère très sympathique qui régnait pendant l'enregistrement ainsi que le cadre verdoyant et champêtre de Potton Hall en Angleterre où répétaient les deux pianistes. Des discussions esthético-musicales venaient compléter les répétitions et enregistrements. A noter celui de «panorama» extrait de La Belle au bois dormant, pièce préférée de .

D'ailleurs, laissons-lui le mot de la fin, qui résume à lui seul l'intérêt essentiel de ce disque : «La personnalité, ce n'est pas de trahir le compositeur. La personnalité, c'est d'être soi-même tout en respectant l'autre.»…

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