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Les Enfants terribles, glaciale tragédie

Gérard, le narrateur du roman de , raconte l'histoire de Paul et Elisabeth, un frère et une sœur qui se meuvent essentiellement dans le monde imaginaire qu'ils se sont créés.

Après que Paul a été frappé par son idole Dargelos du coup d'une boule de neige dans laquelle était cachée une pierre, il doit rester à la maison avec sa sœur pour garde-malade. Entretenus mais non éduqués, le frère et la sœur sont livrés à eux-mêmes, et leur mère, déjà malade au début de l'histoire, ne tarde pas à mourir. Isolés du reste du monde, Paul et Elisabeth se replient l'un sur l'autre et aiment plus que tout « partir », c'est-à-dire se réfugier dans leur petit monde imaginaire où l'on mange des homards sur son lit et où l'on collecte des bibelots pour le « trésor ». Gérard, leur seul ami, leur rend visite et sert de public à ce spectacle permanent. Elisabeth, fatiguée d'assurer l'entretien de son frère, trouve une place de mannequin. Elle se lie d'amitié avec Agathe, un autre mannequin qu'elle introduit dans la chambre. Agathe ressemble à s'y méprendre à Dargelos, elle est son double positif. Elle effraie tout d'abord Paul et met en péril l'équilibre instable de ce petit monde d'enfants qui ne veulent pas grandir. Elisabeth, en maîtresse de cérémonie admirée par Gérard, refuse de voir son frère échapper de la chambre enfantine et s'emploie à séparer Paul et Agathe, amoureux l'un de l'autre. Elle initiera ainsi la chute de cet univers fragile vers la destruction et la mort.

L'opéra de , créé en 1996, constitue le dernier volet de la trilogie inspirée de Cocteau, après Orphée (1993) et La Belle et la Bête (1994). Il suit le déroulement du roman et en restitue, par l'esthétique minimaliste et répétitive pour laquelle on connaît , le climat envoûtant et opressant. Mais Les Enfants terribles, à la différence des deux premiers volets, ne combinent pas à l'opéra le film – ce que Glass aurait pu continuer à faire puisque le roman de Cocteau a été adapté pour la scène et le cinéma – mais la danse. Lors de la création, Glass avait fait appel à la chorégraphe Susan Marshall pour ce « dance-opera » dans lequel chanteurs et danseurs devaient partager la scène. Tour à tour onirique (« Cocteau's belief in the power of imagination to transform the ordinary world into a world of magic », selon ) et oppressante (la montée vers la fin tragique, déjà annoncée par les motifs répétitifs), la musique tonale de Glass, confiée à trois pianos électroniques, séduira les amateurs de l'école minimaliste mais pourra vite agacer les autres. Cet opéra de chambre l'est à plus d'un titre : par sa forme (trois pianos et quatre chanteurs) mais aussi par son lieu, la chambre justement, lieu initiatique pour Cocteau. Celle de sa convalescence où le décorateur Christian Bérard, familier de l'Athénée, lui racontait une autre chambre : celle d'un frère et d'une sœur, Jean et Jeanne Bourgoint, qui vivaient en vase clos ; celles des hôtels où il vécut durant des années ; celles qu'il occupait chez les Daudet, chez Gabrielle Chanel, chez Picasso…

Le « dance-opera » de Philipp Glass et Susan Marshall faisait appel à des danseurs. Mais dans cette production de Paul Desveaux, ce sont les quatre chanteurs qui dansent également. La chorégraphie de Yano Iatridès relève le défi de mettre en mouvement les corps de chanteurs qui ne sont pas des danseurs professionnels, et les pas des chanteuses lyriques qui imitent le ballet classique (jetés, portés) évoquent à merveille ces enfants qui imitent avec gaucherie les adultes. Yano Iatridès retrouve ce qu'évoquait Susan Marshall : « that delicate balance (so Cocteau !) between clarity and mistery ». La gestuelle montre les sentiments exacerbés de ces êtres non rationnels que sont les enfants, manipulateurs et cruels, mais laisse aussi parfois flotter un flou et rejoint un esthétisme alors plus décoratif que signifiant. Susan Marshall avait elle aussi laissé une part de chaos dans son travail chorégraphique afin de rester dans l'univers de Cocteau. Ne parlait-il dans son journal de l'œuvre en train de s'écrire elle-même ? La mise en scène de Paul Desveaux cultive les mêmes ambivalences, jusqu'à ce que, dans la seconde partie, on en vienne à se demander s'il s'agit d'adultes qui n'ont pas voulu grandir ou d'enfants qui imitent les adultes. Il traite la matière de Cocteau en mythographe : le monde irréel ici dépeint n'est que le vernis qui masque une représentation de la vérité des êtres : « sous l'apparente irréalité […] nous atteignons le cœur de notre humanité fragile ». Les relations entre les enfants sont violentes, Elisabeth l'est surtout, au chant constamment tendu. Devant trois excellents pianistes voilés par une fine toile en arrière-scène, les quatre chanteurs jouent le glaçant ballet de l'enfance cruelle, mais se révèlent meilleurs acteurs que chanteurs. Muriel Ferraro est séduisante dans le double rôle d'Agathe et de Dargelos, les deux faces d'un même personnage. Myriam Zekaria est une Elisabeth bien en place, manipulatrice comme on l'imagine. Les deux rôles masculins sont vocalement mieux tenus : en Paul timoré – même si sa grande stature n'est pas vraiment celle du rôle – et en narrateur à la voix chaude dans les passages parlés comme chantés. La scénographie est belle, d'un froid qui épouse le propos du livret. Si le plateau presque nu deviendra trop vaste pour évoquer l'intimité du huis clos de la chambre, il est magnifique en début de spectacle, lorsque la scène est la cité enneigée que présente le narrateur avec exaltation, cette « sorte de place du Moyen-Age, de cour d'amour, des miracles, de bourse aux timbres et aux billes, de coupe-gorge où le tribunal juge les coupables et les exécute ».

Crédit photographique : © Elizabeth Carecchio

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