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Anne Sofie von Otter chante Terezín, musique de l’indicible

Terezín (Theresienstadt, en allemand) fut un «camp modèle». Situé à une soixantaine de kilomètres de Prague, il servit aux nazis de vitrine visant à mystifier la communauté internationale.

Les membres de la Croix-Rouge qui visitèrent le lieu se firent berner. Un paravent pour cacher les sombres flammes d'Auschwitz… On retrouve, dans cette «ville offerte aux Juifs par le Führer» (selon les termes de la propagande), la fine fleur de la création musicale des années 30 jugée entartete (dégénérée) : la concentration de chefs, de compositeurs, de musiciens eut pour résultat de (re)créer une vie artistique intense (sous étroite surveillance). , et ont été déportés à Terezin et y œuvrèrent (pensons à Brundibàr, l'opéra pour enfants du dernier nommé qui y fut créé le 23 septembre 1943). Antichambre de la mort, le camp fut aussi l'endroit où composa Der Kaiser von Atlantis (1943) et fut le plus prolifique (Drei yiddische Lieder, Berjoskele, A Meyd'l in di Yorn)… Il existe un véritable «paradoxe de Theresienstadt», à la fois simple lieu d'enfermement et de transit, où de nombreux artistes ne font que passer avant d'être assassinés dans les camps d'extermination (ce sera le destin de , gazé le 17 octobre 1944 à Auschwitz) et espace où la vie est plus intense que partout ailleurs.

On avait découvert avec grande émotion le disque dédié aux musiques de Theresienstadt de la mezzo suédoise Anne Sofie von Otter (Clef ResMusica, DG). La voir, avec ces pages, sur scène, au Festspielhaus de Baden-Baden, fut une émotion bien plus forte encore, comme un coup de poing dans l'estomac. Bien sûr, il y a la voix de l'artiste, ce timbre que l'on connaît si bien et qui nous a enchantés dans maints répertoires heureux, l'excellence de son interprétation, sa présence scénique, à la fois prégnante et sans afféteries. Et le talent des instrumentistes qui l'accompagnent. Mais ce n'est pas cela qui compte : l'art parfois s'efface devant la force de l'histoire. Et l'on découvre des jaillissements soudains de vie, comme si, même dans le neuvième cercle de l'Enfer, le bonheur et l'amour étaient la plus belle manière de lutter contre la barbarie. Sur scène, excelle dans l'expression de la dualité induite par ce «répertoire» : le désir de vie est là, incontrôlable, mais derrière ces instants lumineux, entre les lignes de la partition, on perçoit des abîmes de souffrance et de nostalgie qui s'expriment parfois dans un terrible grincement d'ironie. Dommage néanmoins que la chanteuse entrecoupe son récital d'explications «pédagogiques» concernant les compositeurs et leur destinée : cela n'apporte pas grand-chose (et l'on peut a posteriori consulter des notes de programme très bien faites). Peut-être est-ce néanmoins un moyen de tenter de rendre l'insupportable plus supportable et de mettre des mots, plutôt que des notes, sur l'indicible.

Reste que cette heure et demi fut d'une rare intensité. Nous en sommes sortis, avec dans la tête les mots de Jean Cayrol qui ouvrent le film documentaire d'Alain Resnais, Nuit et Brouillard : «Même un paysage tranquille, même une prairie avec des vols de corbeaux, des moissons et des feux d'herbe, même une route où passent des voitures, des paysans, des couples, même un village pour vacances, avec une foire et un clocher peuvent conduire tout simplement à un camp de concentration».

Crédit photographique : Anne-Sofie von Otter © Marcus Gernsbeck

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