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Biennale de quatuors à cordes 2010 : I. visages actuels du quatuor à cordes

Tous les deux ans, la Cité de la Musique suspend le cours de ses programmations thématiques et concentre son regard sur un état des lieux du quatuor à cordes. Au travers de ses quinze concerts, de ses éminents quatuors conviés (excusez du peu : Arditti, Borodine, Casals, Diotima, Emerson, Hagen, Julliard, Mosaïques, Prazák, Sine Nomine, Tokyo, Ysaÿe, Zemlinsky), d'un intégrale des quatuors de Schubert et de ses sept inventives premières auditions (Aperghis, Dillon, Dusapin, Neuwirth, Nunes, Monnet et Pauset), cette 4ème , pourrait même être sous-titrée de «situations du quatuor à cordes».

Des ensembles établis y côtoient donc de jeunes formations : en une ou deux générations, dans nos sociétés occidentales, la place de la musique et le geste de l'interprète ont changé. D'une pratique méditée et placée au pinacle de la musique «savante», le quatuor est devenu plus spontané et plus «démocratique» (c'est désormais un parmi tous les ensembles qui concourent à la tenue d'une vivace vie musicale). Faute de pouvoir suivre tous les concerts que proposait cette 4ème Biennale, le rédacteur de cette chronique s'est plus spécifiquement intéressé aux œuvres nouvelles car «Vive l'encre fraîche !»

Chronologiquement, la première création proposée fut le Quatuor à cordes n°7 de . Le compositeur a choisi une voie restreinte et exigeante : aucun de ces nouveaux modes de jeu instrumental apparus depuis 1945 mais, au contraire, le vocabulaire gestuel familier de Beethoven ou de Schubert ; et presque quarante minutes d'une seule coulée où «la répétition et la structure construisent quelque chose d'un peu hiératique». Cette œuvre frappe par son bouillonnement (presque un suspens) permanent qui semble s'auto-générer ; ce flux installe l'auditeur dans une apesanteur temporelle tendue, malgré les sporadiques cassures motiviques ou rythmiques qui en scandent l'écriture. Assurément une œuvre passionnante que le a servi avec un profond engagement et qu'il avait enserrée entre le Premier de Schubert (ici donné avec un dramatisme et une densité sonore inattendus) et le Serioso de Beethoven (notamment l'Allegretto dont la complexe écriture fut ici éclairée et mise en scène). Avec son violoncelliste qui conduit le discours et l'énergie collective (un peu à la façon d'un continuiste dans la musique baroque), Sine Nomine trace assurément un inimitable chemin dans l'univers du quatuor.

Le lendemain, en lieu et place d'une commande passée (mais inachevée) à , le donna, en première audition française et de quelle magistrale façon !, le Quatuor à cordes n°4 de . Par l'électronique, amplifie le quatuor à cordes : le quadruple collectif mais aussi les quatre individualités se déploient dans l'espace. Ainsi le quatuor se renouvelle-t-il par la prolongation interactive de chaque musicien dans l'espace acoustique. Interactive car chaque son, grâce au logiciel Spat conçu par l'IRCAM, acquiert «des caractéristiques vitales» et «commence à se transformer en un personnage, à développer une personnalité propre». En presque quarante minutes, la poétique qui surplombe cette écriture et son dispositif électroacoustique emportent l'auditeur dans un ailleurs aussi envoûtant que palpitant. La suite du concert permit d'entendre le Quatuor Pražák (deux invités de choix, et Jiří Hudec, l'accompagnaient) jouer avec sa langue quasi-maternelle : Schubert. On se sent presque gêné de dire que cette illustre formation a surpris (déçu ?) tant la matière sonore (elle peina à se projeter dans la grande salle de la Cité de la Musique) que le tiède allant énergétique (les Pražák s'adressaient plus à un parterre de familiers qu'à un nombreux auditoire de concert) laissèrent l'auditeur contempler un univers sonore qui se tenait loin de lui. Étrange expérience …

Un jour plus tard, le eut l'opportunité d'un programme entier et y confirma combien il apporte du neuf au quatuor à cordes. De sept pages schubertiennes que nous aurons entendues lors de cette Biennale, ce Quatuor à cordes n°2, joué par les Diotima, fut la plus marquante : sonorité dense mais esprit chambriste conservé ; vive imagination et dramatisme de chaque instant ; enfin, Schubert joué dans la fleur de son âge et non au travers d'un ensemble qui, du haut d'une longue carrière, s'affirme sûr de son travail. Bref, les Diotima firent jaillir une écriture urgente et juvénile, théâtrale et fluide, cursive et nerveuse. Autant de qualités qu'ils mirent à la disposition de deux œuvres nouvelles. Celle de , pour quatuor et clavecin (le sublime Ruckers-Taskin du Musée instrumental y était tenu par le compositeur) est en cours : la dizaine de minutes ici proposée n'en est que le premier tiers et, sans doute parce que a besoin de longues durées pour épanouir ses projets, ce pan d'œuvre nous a laissé en suspens, sans que les enjeux (produire «une musique ontologique») ni le projet (faire se rencontrer le clavecin et le quatuor à cordes) n'en apparaissent saillants. Attendons l'œuvre intégrale. Quant à Improvisation IV «L'électricité de la pensée humaine d'Emmanuel Nunes, elle appartient à une série de pages, au matériau fragmenté, qui ont accompagné la composition de La Douce, théâtre musical d'après la nouvelle éponyme de Dostoïevski. En dix minutes, un matériau agile et une dense expressivité font de cette œuvre un ahurissant et urgent condensé d'énergies que les Diotima magnifient et rendent mémorable.

Enfin, le lendemain, fidèles à leur engagement envers l'encre fraîche, les Arditti proposèrent trois premières auditions (deux françaises et une mondiale) et un «classique» contemporain : le Deuxième de Ligeti. En sept minutes, saisit l'attention : sa façon d'hétérophonie et l'oubli de la rhétorique conversationnelle qui, de tradition, lient les quatre musiciens entre eux, créent une fascinante matière sonore qui conduit à n'exprimer «que sa seule existence, rien de plus, le fait d'être là». De nouveau, , sans en faire tapage ni commerce, bouleverse notre façon d'écouter. Osons dire que les deux autres œuvres nouvelles ont laissé plus réservé : par sa suite de gestes compositionnels repérés (ostinatos, trémolos et circulations motiviques) et par l'utopie de faire naître des perspectives spatiales internes, le Quatuor à cordes n°5 de s'est vite échappé de notre mémoire ; quant à in the realms of the unreal d', on y a été sans cesse balancé entre des éclats d'invention et cette croissante tendance par laquelle cette compositrice soumet son ardente invention à un extra-musical (des récits ou des programmes iconiques sous-jacents) qui, insidieusement, finit par architecturer l'œuvre elle-même. Après ces trois pages neuves, les Arditti – fort en verve, ce soir-là – se régalèrent à offrir l'une de leurs musiques de chevet (et l'une de nos gourmandises) : le Quatuor à cordes n°2 de , écrit en 1968, n'a pas perdu un soupçon de son alacrité. Fameux !

Crédit photographique : © Thibault Stipal

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