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Telemaco de Gluck, ou le complexe du chef d’œuvre oublié

Quoi de neuf ? Gluck !

On connaissait depuis longtemps, et de plus en plus, ses opéras «réformés», depuis l'Orfeo viennois jusqu'aux chefs-d'œuvre parisiens, et voilà que le monde musical redécouvre progressivement la richesse de sa production antérieure : plusieurs enregistrements récents en témoignent tout autant que cette rare production scénique. Telemaco, certes, ne nous est parvenu que dans une version de 1765, trois ans après Orfeo, mais on sait désormais qu'il s'agit de la reprise d'un opéra de 1750, avec des modifications probables mais impossibles à évaluer – au moins ce processus évolutif a-t-il le mérite de rappeler que rien n'est jamais aussi tranché, que l'opera seria n'a jamais été le bastion d'immobilisme souvent décrié et que la «réforme» gluckiste a germé sur un terreau déjà très fertile.

Qu'entend-on donc ici ? Quelques morceaux qui viendront enrichir les opéras réformés, comme l'ouverture d'Armide et un air d'Iphigénie en Tauride, des airs à la structure dépassant souvent le simple da capo, une rhétorique émotionnelle complexe, mais pas toujours très efficace ; une construction des personnages souvent plus intéressante que les beautés antiques des opéras ultérieurs, mais une certaine raideur dans l'enchaînement des récitatifs et des airs : en somme, une œuvre riche de ses maladresses comme de ses innovations, où la frontière entre archaïsme et modernité ne cesse de se déplacer.

La soirée proposée par le Festival de Schwetzingen en coproduction avec le théâtre de Bâle était donc une bonne occasion pour découvrir cet objet opératique difficilement identifié. Point de stars donc, pas même les chanteurs habituels de la scène baroque ; mais un beau travail de troupe, avec des chanteurs également engagés dans l'aspect scénique de la soirée. Le ténor Tomasz Zagórski, avec sa voix très barytonnante, manque de vaillance et livre un Ulysse trop monolithique, sans pour autant être jamais vraiment à la peine ; mais en Télémaque est presque idéal : certes, il est plus facile pour un contre-ténor d'être convaincant dans un petit théâtre à l'acoustique flatteuse, mais les qualités propres de sa voix souple et bien conduite reçoivent le soutien d'une intelligence rhétorique qui sert à merveille cette musique. Chez les femmes, on peut admirer l'investissement d', dont la voix n'est pas des plus séduisantes mais qui surmonte avec constance les difficultés du double rôle de Pénélope et de Circé qui lui est confié par la volonté du metteur en scène ; , elle, est plus convaincante encore dans le rôle amoureux et virtuose d'Aristea, mais c'est à Solenn' Lavanant-Linke qu'on donnera la palme : le beau personnage de Merione, celui d'une femme à la fois émouvante et volontaire, lui donne l'occasion de mettre en valeur son timbre sombre et d'émouvoir le spectateur.

Dans la fosse, le festival a fait confiance au bien connu , dont on connaît l'engagement tout autant que les sonorités parfois sèches et chargées : si on craint en début de soirée les conséquences de cette tendance à l'engorgement sonore, la pâte sonore semble s'alléger au cours du spectacle et l'orchestre devient alors ce qu'il est à son meilleur, un compagnon idéal dans ce répertoire, avec l'aide d' qui le dirige avec fermeté et engagement.

Reste la mise en scène, confiée au jeune Tobias Kratzer. Son travail est certes inégal, mais il est passionnant. L'ouverture, où Pénélope au milieu de ses femmes élève son fils dans le souvenir de son père avant que ne surviennent brutalement le cercle des prétendants qui privent Télémaque du monde protégé où il avait jusqu'alors vécu et l'obligent ainsi à se lancer dans la recherche de son père, est admirablement menée et d'une grande pertinence, de même que le contraste entre le salon bourgeois du monde de Pénélope et la forêt vierge de l'île de Circé, dont la survenue brutale à la fin du premier tableau est un beau moment de théâtre. Kratzer sait aussi admirablement diriger les acteurs et les personnages qu'il dessine aident efficacement à dessiner les lignes dramaturgiques de ce livret étrange. L'idée d'assimiler Pénélope à Circé, la mère et l'image dangereuse de l'eros, est certainement pertinente, mais elle n'est pas menée avec assez de conséquence pour convaincre vraiment, et l'apparition de Pénélope dans le rêve de Télémaque ne convainc pas, pas plus que l'usage immodéré des fumigènes qui devient à la longue gênant.

À cette importante réserve près, le Festival de Schwetzingen aura cette année rempli sa mission de découverte en présentant au public, avec une distribution convaincante, un chef-d'œuvre oublié et complexe (oublié parce que complexe) dans un spectacle inventif et stimulant d'un metteur en scène qu'il faudra suivre.

Crédit photographique : (Penelope) © Monika Ritterhaus

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