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Andrea Chénier, des plumes mais pas de voix

Pourquoi le Grand Théâtre de Genève est-il incapable de présenter des distributions vocales au niveau des œuvres qu'il présente ?

Depuis quelques années en effet, à quelques exceptions près, la scène genevoise souffre cruellement de l'absence de chanteurs dignes de la réputation de cette maison. Si aujourd'hui le temps des Luciano Pavarotti, , José Carreras, Montserrat Caballé, Ruggiero Raimondi, Samuel Ramey, Thomas Hampson, chanteurs qui ont tous foulés cette scène à plusieurs reprises, est révolu et si l'on peut admettre que le cachet de certaines vedettes lyriques actuelles est trop onéreux pour le budget d'un opéra comme celui de Genève, on comprend toutefois mal que les chanteurs engagés à Genève soient d'un niveau de théâtres lyriques de province.

A l'image de cette production d'Andrea Chénier transfuge du Deutsche Oper de Berlin qu'on pourrait résumer avec la formule : Beaucoup de plumes mais pas de voix ! Les trois rôles principaux sont tenus par des chanteurs dépourvus de charisme et vocalement inadaptés aux personnages. A commencer par le rôle-titre. Si (Andrea Chénier) possède le physique de l'emploi, toutes ses attaques manquent de justesse et ses aigus coincent d'une manière déconcertante. Certes, sans s'attendre aux miraculeux Chénier de Franco Corelli et autres Placido Domingo, gêner à ce point les oreilles sensibles est inconcevable. Bien évidemment, la crédibilité du personnage s'en ressent, et ses airs et duos frôlent souvent la caricature. Nous sommes loin du poète de l'intrigue.

Autre personnage de cette intrigue, le baryton   (Carlo Gérard) dont l'ampleur du vibrato révèle l'usure de son instrument vocal. Ayant perdu de sa puissance originale, il est contraint de chanter en force augmentant encore ce vibrato jusqu'à l'exaspération. Il termine son Nemico della patria, probablement le plus fameux air de la partition, sans que le public n'applaudisse. Non pas par ignorance de ce moment musical émouvant (qu'on se souvienne des vingt minutes d'applaudissements délirants du public viennois à l'issue de cet air chanté par ), mais parce que la prestation de ne soulève aucun enthousiasme.

Pas plus que l'air La mamma morta rendu célèbre par l'interprétation de Maria Callas dans le film de Jonathan Demme Philadelphia. Ici, la voix ingrate d' (Maddalena di Coigny) reste étrangère au sens du texte, comme à l'ingénuité amoureuse du personnage. Sans ligne de chant, sans grandes couleurs vocales, la soprano roumaine jette des syllabes plus que des mots sans parvenir à l'émotion que le drame de son personnage suggère.

Dommage parce que, sous la baguette très lyrique du chef américain , les envolées d'un bel offrent un tapis de rêve aux chanteurs. Un tapis d'une musique superbement lyrique dont profite le chœur du Grand Théâtre de Genève faisant de lui l'un des acteurs privilégiés de la soirée.

Chose rare à l'opéra, sans même chercher à tirer la couverture à eux, les « petits » rôles soulignent les carences des principaux solistes. Ainsi la mezzo-soprano (La Comtesse de Coigny, Madelon) qui, près de trente ans après avoir chanté des premiers rôles sur la scène genevoise (Pauline de La Dame de Pique en 1982, Isabella de L'Italienne à Alger en 1983), démontre la toujours admirable maîtrise de son chant et, qui plus est, reste une actrice émouvante. Son air de la Madelon demeure comme le moment privilégié d'émotion de cette soirée, comme sa prestation de la Comtesse de Coigny qui s'avère théâtralement et vocalement tout aussi remarquable. Une leçon !

Autres seconds rôles remarqués, le baryton  (Mathieu) double son talent de chanteur de celui d'un excellent acteur. Quelle brillance vocale dans sa tirade Dumouriez, traditore e girondino et quelle vérité scénique alors qu'en bord de scène, il lit une gazette ou qu'il promène le drapeau français en fond de scène en chantonnant La Marseillaise. Belle prestation encore, celle d' (Roucher) qui, sans jamais forcer son instrument campe l'ami du héros avec sensibilité et prévenance. Et la soprano (Bersi) distillant sa fraicheur vocale, même parfois volontairement acide, pour offrir une « merveilleuse » pétillante à souhaits.

Par bonheur encore, la mise en scène de est intelligente et respectueuse des ambiances de l'époque. L'intrigue est racontée simplement, sans parasitages. Le décor () d'un grand plateau surélevé sur lequel la noblesse décadente danse un ballet sans âme montre d'extravagants et magnifiques costumes (José Manuel Vásquez) emplumés et colorés. Bientôt, ce beau plateau basculera précipitant les acteurs de l'aristocratie vers la vengeance des opprimés, prélude au drame de Chénier. Le décor se colore alors du rouge sang de la Révolution découvrant sur le fond de scène des panneaux noirs dont la forme rappelle le couperet de la guillotine. Si le metteur en scène réussit à faire bouger les ensembles de belle manière, il peine à caractériser et à investir les protagonistes, les laissant exprimer leur théâtre dans la convention.

Somme toute, même si le spectacle est visuellement beau et scéniquement convaincant, l'insuffisance des moyens vocaux mis en œuvre, confirme un ratage. Un ratage d'autant plus regrettable que la direction du Grand Théâtre se s'honorait de présenter cet opéra de Giordano, un opéra qui n'avait jusqu'ici jamais été à l'affiche à Genève.

Crédit photographique : Stuart Petterson (Un Incroyable),  (Roucher),  (Andrea Chénier) ; (Maddalena di Coigny), (Andrea Chénier) © GTG/Vincent Lepresle

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