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Allusions musicales dans l’œuvre poétique de Tomas Tranströmer

Musique, bruit et silence

La poésie de Tranströmer génère un monde musical paradoxal, aux frontières incertaines, au sein duquel il organise de multiples rebondissements toujours brefs, concentrés, percutants. Son rapport à la musique, au bruit et au silence ponctue régulièrement ses textes qui viennent de (re)paraître en traduction française sous le titre générique de « Baltiques.  Œuvres complètes 1954-2004 » chez la nrf, collection Poésie/Gallimard. Traduit du Suédois et préfacé par Jacques Outin. 2004.

On ne peut qu'admirer l'efficacité et la maîtrise avec lesquelles l'écrivain suédois aborde et livre ses impressions liées au sens auditif, exacerbées, omniprésentes, livrées par touches, par allusions, par aplats dont l'impact sur le lecteur passe par deux étapes successives et complémentaires.

Le Prix Nobel de littérature lui est décerné en 2011. Il reconnaît l'œuvre d'un homme discret et malade, né quatre-vingt ans plus tôt et demeurant à Rinkeby, petite ville située à quelques kilomètres de la capitale Stockholm. On dit souvent qu'on y parle et pratique une sorte d'argot suédois tant il existe de langues étrangères plus ou moins mixées, plus ou moins intégrées à la langue d'accueil première.

Aphasique et diminué physiquement depuis une vingtaine d'années après un terrible accident vasculaire cérébral, il ne parle plus mais ses facultés mentales n'ont subi aucune altération. Ses insuffisances imposées et incontournables se voient plus ou moins atténuées par l'aide dévouée et bienveillante de sa compagne Monica.

Ses premiers poèmes, un recueil baptisé 17 poèmes paraissent en 1954, deux ans avant qu'il ne décroche son diplôme de psychologie, vingt avant la publication de Baltiques et soixante ans avant la parution de son dernier recueil, La Grande Enigme.

Largement connu, lu et traduit (dans une soixantaine de langues), il pratique une écriture très contemporaine avec un sens poétique et métaphorique sans apprêt, sans affectation, sans circonvolutions, préférant ménager un effet percutant, direct, capable de se dispenser de toute grille de lecture sophistiquée et élitiste.

La Suède le reconnaît depuis de nombreuses années comme un écrivain majeur et à plusieurs reprises son nom fut avancé pour le Prix Nobel qu'il remporte enfin en 2011 alors qu'il se trouvait en concurrence avec le poète syrien Adonis et le chanteur Bob Dylan !

Les rapports de Tranströmer avec la musique remontent à son enfance puisqu'il envisagea un temps de faire carrière en tant que pianiste et compositeur. Aujourd'hui encore il joue du piano chaque jour, de la main gauche, l'autre étant immobilisée et inutilisable en raison de son hémiplégie survenue en 1990. Mais son travail de psychologue (avec les plus défavorisés) et sa passion pour la poésie l'orienteront autrement. Né le 15 avril 1931 à Stockholm il mène une existence dite normale avec femme, enfants, profession et voyages. Sa besogne sur les mots lui permet de transcender le quotidien et ses difficultés sans souhaiter s'en éloigner véritablement, d'où une poésie concrète, précise, aux multiples métaphores apparemment simples mais dont la portée  nous semble exceptionnellement libératrice. S'il excelle à dessiner  en quelques traits précis son rapport au réel, il le transforme aussitôt, ou davantage, invite son lecteur à s'en affranchir sans tarder. Plus le texte se décante et s'économise plus la métaphore acquiert une dimension indépendante et universelle.  Tranströmer introspectif, triste souvent, n'exulte que rarement, n'affiche pas souvent sa joie, appuie sans complaisance sur la réalité concrète de l'existence.

Néanmoins ses textes s'enrichissent constamment de son rapport à la musique, au bruit, au silence même.  Il aime la musique classique, la pratique mais aussi l'écoute beaucoup. Sans doute nourrit-elle son propre chant intérieur lui qui rechigne à se dévoiler, à se confesser, à se dire. Mais sa poésie nous gâte amplement et nous renseigne au-delà des confidences impudiques. Ses écrits suggèrent, évoquent le rêve sans abandonner la réalité, lancent des images, des idées, des sensations aussi brièvement qu'ils induisent des visions proches de ce que peut ressentir tout quidam prenant la peine de s'arrêter un instant et de réfléchir sans radicalement oublier sa condition. Rappelons ce propos : « Il n'y a pas de mots, mais peut-être un style… » Sans aucun doute un style de vie. Voilà l'enseignement logiquement et simplement déduit des poèmes de Tomas Tranströmer.

Si « L'éveil est un saut en parachute hors du rêve », Tranströmer invite à l'alternance entre ce que les évènements et l'observation imposent et dans le même temps ce qu'ils induisent, évoquent, provoquent.

Suggestions du silence chez Tranströmer

Dès les Cinq strophes à Thoreau, il ose cette belle image : « En un lent tourbillon, le silence est monté jusqu'ici… » et la renouvelle en quelque sorte en proclamant : « Baignée par le mouvement : la tente du silence » (dans La paix règne dans l'étrave bouillonnante). Mine de rien mais avec quelle efficacité il amène le lecteur à percevoir l'inaudible comme dans son poème baptisé Elégie où il avance délicatement : « Le silence sonne comme un réveil matin », ajoutant plus loin cette image percutante et juste : « Où le silence règne, comme lorsqu'un radar se tourne et se retourne dans la renonciation. » A propos de la musique, il reconnaît dans ce même texte la part qui lui revient : « La moitié silencieuse de la musique est là, comme le parfum… »

Epilogue, également partie des 17 Poèmes de 1954 n'hésite pas à préciser cette formule : « dans l'avalanche obscure qui croule dans le silence ».

1958 voit la publication de Secrets en chemin et propose une image classique : « Matin, pluie de mai. La ville est encore silencieuse » (Celui qui fut réveillé par les chants au-dessus des toits) à côté d'une métaphore plus subtile : « Interrompu au milieu d'un discours/que le silence poursuivait/avec plus d'intensité encore » (Un homme du Bénin).

C'est dans un autre recueil (Ciel à moitié achevé, 1962) qu'il trouve cette phrase : « Le sable s'écoulait dans les verres du silence » (Le Palais), ou plus prosaïquement dans Lamento refusant l'éventuel refuge dans le renoncement : « Trop de choses qu'on ne peut écrire ni passer sous silence ! » Fort contraste   intentionnel dans Solitude (Accords et Traces, 1966) : « Puis le silence se fit. Je restai sous le joug et vis quelqu'un avancer dans la tourmente pour voir où j'en étais ». Constat sociétal et si proche de la vérité lorsqu'il écrit : « Sur nos journées de travail règne parfois un silence privé » (Aux confins du travail). Ces aspects différents mais complémentaires n'ont-ils pas pour finalité d'être en mesure de s'exclamer, libéré, « je puis enfin m'enfoncer en mon centre. » ? (Hoklahoma)

Le silence pour Tranströmer possède une autre vertu et il l'annonce sans ambages : « Je suis remonté jusqu'ici pour ferrailler avec le silence » (Un artiste dans le nord). Plus, il constate en cette fin d'automne « La forêt comme des locaux de silence désertés en cette époque de l'année » (A l'air libre).

Dans Visions nocturnes (1970) il expose deux visages de son rapport au silence :

« Cette nuit, je suis descendu voir le lest.
Je suis un des poids du silence
Qui empêchent le caboteur de chavirer ! »
(Service de nuit)

et

« Le fleuve couvert de glace rayonne de soleil
ici, c'est le toit du monde,
le silence. »
(Le long du rayon)

Aspects qu'il complète et précise dans Baltiques (1974) : « Un nouveau coup de vent et la place se retrouve silencieuse et vide » et plus loin  de conseiller : « Faire confiance aux promesses du silence… » et ensuite de constater  dans le recueil La Barrière de vérité (1978) : « Des enfants forment un groupe de silence en attendant le car de ramassage… » (Degrés au-dessous de zéro). Revenant sur ce thème souvent travaillé et vécu de l'intérieur (ici dans La Place sauvage, 1983), il avoue : « Comme s'il appartenait aux bruits de la rue, j'entends un de mes pouls battre dans le silence » (Courte pause durant le concert d'orgue).

Le thème du silence ne déserte pas ses poèmes inclus dans Pour les vivants et les morts (1989), où il prend même une dimension métaphysique dans Rues de Shangai : « A l'aube, les masses humaines font démarrer notre planète silencieuse au pas de course. » Son équivalent existe dans Feuille volante avec : « Une fureur silencieuse griffonne dans les murs. » Dans Les intérieurs sont infinis, évoquant Beethoven, il utilise cette formule inspirée : « Les aiguilles de l'horloge serpentine lapent le silence » et son analogue « Dans les silences de l'arc-en-ciel » (Sujets médiévaux)

Funeste gondole date de 1996 et expose un poème intitulé Silence : « Des fleurs dans le fossé. Fanfares et silence. Passe ton chemin, on les a enterrés… ». Même le bruit inutile, stérile et abêtissant est condamné dans la terrible sentence : « Un haut-parleur qui diffuse le silence » (Funchal). Face à l'insistance de l'adversité et des choix sociétaux il se sent obligé de statuer : « Je dois souvent me taire. Volontairement ! »  (La Galerie)

La perception du bruit chez Tranströmer

L'évocation du bruit dans la poésie de Tomas Tranströmer trouve sa place entre les propos sur le silence et ses réflexions sur la musique elle-même. On la retrouve dans de nombreux poèmes, signalée plus que décrite, évoquée plus qu'explicitée. Au lecteur d'imaginer la sensation physique de l'événement toujours caractérisé avec une percutante brièveté. Il précise dans Les intérieurs sont infinis  :

« Tout acte de surface se tourne vers le dedans.
On le met en morceaux et on le réassemble. »

Tranströmer opère assez nettement une distinction frontière entre la paix et le bruit comme dans son évocation de Vermeer :

« Pas un univers préservé… De l'autre côté du mur, le bruit commence,
La taverne commence,
On rit, on se dispute, rangées de dents, larmes, fracas des pendules… »

Passé maître de la métaphore et des niveaux superposés d'interprétation, il suggère dans Au cœur de l'Europe : « Un doux vacarme et le jour gris entrent au goutte-à-goutte », tout en insistant dans Berceuse : « Je suis une momie qui dort dans le cercueil outremer des forêts, dans un murmure constant de moteurs, de caoutchouc et d'asphalte. » Et d'ajouter dans un climat presque surréaliste  : « La voix du rossignol ne s'élève jamais par le côté, elle est aussi perçante que le chant du coq, mais belle, et jamais vaniteuse… Le temps s'écoule du soleil et de la lune et pénètre tous les tic-tac des horloges tacticiennes… » (Le rossignol de Badelunda).

Il ne manque pas d'évoquer les sons dans Carillon où par exemple il indique : « Aussi inattendues que si j'avais trébuché sur un fils en acier, les cloches se sont mises à sonner dans la tour anonyme ».

Le monde des sons vient régulièrement animer et réveiller le texte tranströmérien. On retiendra ainsi le « vélo cliquetant », « des larmes pétrifiées craquent sous les talons », « le grouillement des gens séquestrés », « le doux bourdonnement du trafic extérieur », « un grouillement de chaussures qui ne laissent aucune trace », « le bateau sent le fuel et quelque chose cliquette comme une obsession »… On pourrait multiplier les exemples témoignant de l'agile imagination de l'écrivain suédois.

Passant de l'intimité envahissante de « Un bruissement de voix dans la chaumière, c'est le centre du monde. » (La clairière) à  l'étonnant « A l'abri du vent, on peut entendre l'herbe pousser », on découvre un homme attentif à tout ce que ses sens en éveil peuvent enregistrer ou percevoir.

Chronique historique revisitée et non dépourvue de nostalgie dans La Congrégation dispersée :
« Mais les cloches des églises doivent s'en aller sous terre,
Elles s'accrochent aux tuyaux des égouts.
Elles tintent sous nos pas »

Autre constat désabusé d'une société déstabilisée :
« La circulation fourmillante des autoroutes
et la circulation silencieuse
des revenants. »

Si proche du geste banal, si prompt à en marquer l'incongruité mais sans jamais omettre d'en élargir la portée, ainsi s'exprime le regard perçant du Prix Nobel 2011. Du rasoir qui « ronronne… bourdonne de plus en plus fort… à grandir jusqu'au vacarme… » aux « eaux toujours plus tumultueuses » en passant par « les bruits de moteur du ciel bleu sont intenses » ou encore cette perception urbaine « En soupirant les ascenseurs entament leur montée. » Dans Lisbonne, il évoque  et se souvient : « Les tramways jaunes chantaient dans les montées du quartier d'Alfama. » Dans le delta du Nil, on se trouve face à l'évocation de l'indigente dans une minable chambre d'hôtel, épuisée ; elle s'endort à côté d'un homme tandis que « Dehors, dans l'obscurité, courait un immense vacarme. Rumeurs, bruits de pas, cris, carrioles, chansons. Cela se faisait dans la détresse… »

Pour terminer cette trop brève évocation des mondes sonores de Tranströmer ces deux passages sur lesquels l'invitation à la  méditation ne fait aucun doute :

« Et dans le temps résonnent… les coups de poings de l'éternité séquestrée » (Sieste)
« Ce soir transparaît l'accalmie du monde » (Elégie)

Confidences musicales chez Tranströmer

Le silence et les bruits habitent et enrichissent tous ses poèmes depuis le premier recueil 17 Poèmes de 1954 jusqu'aux Poèmes courts de 2002 qui de plus reçoivent le renfort de l'intérêt de Tomas Tranströmer pour la musique. Sa pratique du piano, son intérêt pour les grands compositeurs, ses expériences reliées à la musique  lors de nombreux voyages enrichissent et illuminent ses textes.

Le concept de  musique peut revêtir une connotation dramatique comme dans Histoire de marins où l'on peut lire ce passage : « Où l'unique survivant peut s'asseoir près du poêle de l'aurore boréale et écouter la musique de ceux qui sont morts gelés ». Il peut encore aider à caractériser le propos du poète comme dans Chant qui évoque le personnage de Väinämöinen tiré de l'épopée finlandaise du Kalevala : « …la flèche s'enfuit les yeux grands ouverts, en chantant, dans la baie, comme les migrateurs ». Plus loin : « Les cimes alpines de l'espérance fredonnent dans l'éther » et cette image saisissante du chaos : « Une musique née avant terme et comme jaillie de la fosse d'orchestre avant que le concert ne débute. »

Plus paisiblement, il évoque : « De partout et nulle part, une musique telle celle des grillons durant la nuit d'août », sans omettre cette phrase  inoubliable : « La moitié silencieuse de la musique est là, comme le parfum de résine entoure les pins que la foudre a blessés ».

Tintement évoque bizarrement : « Et la grive sifflait son chant sur les os des morts ». Dans Ut majeur, ce passage laconique : « La musique se détacha » et dans Oiseaux du matin : « Le chant des oiseaux s'obscurcit ». Dans Avril et silence, il avoue :

« Mon ombre me porte
comme un violon
dans sa boite. »

« L'orgue s'arrête de jouer et un silence de mort s'installe dans l'église mais quelques secondes seulement. Pénètre alors le doux bourdonnement du trafic extérieur, le grand orgue » (Courte pause durant le concert d'orgue issu de La place sauvage). L'homme se laisse aller à confier son rêve (1990) :

« Ai rêvé que je dessinais les touches d'un piano sur la table de la cuisine. Sur lesquelles je jouais, en silence
Les voisins entraient pour m'écouter. »

Haikus est l'occasion de cette métaphore remarquable :
« Les lignes à haute tension
s'étirent au royaume du froid
au nord de toute musique. »

Tranströmer se plait également à citer et illustrer à sa manière des noms propres en rapport avec la musique. On pourrait citer Le rêve de Balakirev 1905 ;  Haydn évoqué dans Allegro ; qu'il fait parler dans Un artiste dans le Nord ; l'évocation de la musique au temps des Soviets dans le cinquième poème de Baltiques ; Schubert dans Schubertiana ; et sont revisités à grands traits dans Funeste gondole.

Chez Tomas Tranströmer, nostalgie et espoir transitoire se disputent la première place, toujours rattrapés par la réalité destinale de l'individu coincé entre rêve négocié et triste finitude, entre évasion sans réserve et retour à la morne contingence, entre aphasie et précision chirurgicale. Tranströmer ce poète fascinant et terriblement lucide nous invite à l'impossible voyage, uniquement pour quelques excursions trop brèves.

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