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Les forces vives de l’Académie de Lucerne

Comme chaque année à la mi-août, l' était en concert à Lucerne et donnait le coup d'envoi de l'Académie du Festival, près de 130 jeunes musiciens du monde entier qui seront préparés, en amont, par les solistes de l'EIC pour interpréter le répertoire des XXème et XXIème siècles, dans des formations de chambre ou en orchestre sous la direction de Pierre Boulez et de Peter Eötvös. Les deux Maîtres dispensent également des cours publics de direction d'orchestre, mettant sur le pupitre les oeuvres de l'édition 2012: Ives, Schoenberg, Harvey et Manoury que le festival accueille cette année en résidence pour fêter son soixantième anniversaire.

C'est de cet enseignement très prisé, délivré par Pierre Boulez à Lucerne depuis 2005, dont a pu bénéficier en 2008 le jeune chef espagnol qui se retrouvait ce dimanche matin sur les lieux de son apprentissage mais face à l'Intercontemporain, et sous le regard du Maître, dans un programme des plus exigeant.

Du jeune compositeur américain , nous entendions Blur (Brouillage), une oeuvre d'un seul tenant d'une douzaine de minutes écrite pour l'EIC qui l'a créée en janvier 2012 à la Cité de la Musique. Le compositeur dit s'être inspiré d'effets visuels provoqués par le défilement plus ou moins rapide du paysage à travers les vitres d'un train. Amorcée par un solo de cor anglais, la pièce d'écriture cursive projette ses couleurs dans un flux énergétique dont Shepherd fige parfois le mouvement, jouant sur des effets de suspension très mystérieux. Les alliages de timbres raffinés et la fantaisie du parcours auquel Heras-Casado donne tout son relief, participe de cette aura poétique très suggestive qui enveloppe le tout.

C'est à Lucerne où était alors en résidence que La Chambre aux échos, dédiée à Pierre Boulez pour ses 85 ans, a été créée, partiellement, en août 2010 (voir notre chronique du concert du 15-VIII-2010); l'oeuvre, alors en deux volets, s'est considérablement agrandie, comptant aujourd'hui trois autres mouvements dans lesquels Jarrell développe et éprouve selon diverses strates temporelles le matériau de sa première proposition. L'idée s'origine dans le livre éponyme de Richard Powers datant de 2006, dont Jarrell tire des réflexions fécondes sur le temps et la mémoire: « … la Chambre aux échos n'est autre que le cerveau humain, confie le compositeur; l'ouvrage littéraire montrant comment on peut localiser scientifiquement des sentiments tels que la peur ou la joie… ». Mise au répertoire de l'EIC qui en maîtrise désormais pleinement la grande forme, l'oeuvre impressionne par sa force expressive et la radicalité de l'écriture: celle du deuxième mouvement par exemple, jouant sur la résonance toujours autre d'impacts sonores d'une violence inouïe. Le troisième mouvement est un long processus selon lequel les sonorités vibratiles des accords d'origine évolue à mesure en un bloc orchestral très compact. Exerçant son talent virtuose, Jarrell déploie dans le finale un « grand mélange » orchestral foisonnant de couleurs et incluant un « choral » de cuivres de toute beauté qui ponctue une des oeuvres les plus abouties de son auteur. donnera une deuxième interprétation de l'oeuvre au cours de l'Académie mais cette fois avec les forces vives de la jeunesse étudiante.

C'est à un autre chef d'oeuvre, Fragments pour un portrait de – enregistré par l'EIC sous la direction de Susanna Mälkki en 2009 chez Kairos – que s'attaquait le jeune chef espagnol superbement investi dans la tâche qui lui était confiée. Manoury s'est inspiré des séries de portraits peints par Francis Bacon s'attachant à différents aspects d'un même visage sans jamais en révéler la totalité. Ainsi la partition se compose-t-elle de sept fragments aux titres évocateurs (Incantation, Choral, Vagues paradoxales…) axés autour d'un sublime nocturne (Nuit avec Turbulences) dans lequel Manoury explore les fantasmagories du silence. La musique se renouvelle à l'envi par les variations de vitesse, le profil d'écriture et les timbres sélectionnés dans chaque mouvement mais n'en est pas moins puissamment charpentée et requiert un dispositif instrumental particulier (répartition symétrique autour du chef) qui autorise une certaine spatialisation de l'écriture. L'oeuvre séduit par la fulgurance des timbres et la force des images projetées, celle du Totem à la fin de l'oeuvre, dans laquelle Manoury simule une amplification électronique par l'effet vibratoire de trois petites cymbales tournantes.

Crédits photographiques :  © Jean-François Leclercq,  © Lucerne Festival Orchestra

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