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Création du Concerto pour piano de Gérard Pesson

Il est des concerts, rares autant qu'exceptionnels, qui semblent vous « affûter » l'oreille tant la musique donnée à entendre révèle de finesse et de singularité : telle cette soirée faisant salle comble, co-produite par la Cité de la Musique et le Festival d'Automne. Centré autour de la création française du Concerto pour piano de , très chaleureusement accueilli, le programme avait été « composé », comme on le dirait d'une oeuvre, en « deux temps et trois mouvements », avec le goût des pièces rares qui attisent la curiosité : Ravel, Webern, Stravinsky en première partie, Ravel Pesson Stravinsky en seconde, un agencement qui ménageait le sens des proportions, une fluidité du temps et une symétrie légèrement gauchie qui fonctionnaient à merveille. « Exercices d'admiration » comme le titre si élégamment Laurent Feneyrou, le propos musical tournait autour de quatre personnalités s'attirant l'une l'autre : « Stravinsky admirant Webern, ami de Ravel qui admirait Stravinsky », écrit Pesson, maître de la litote, reconnaissant quant à lui, dans le couple Webern/Ravel, son ascendance musicale.

Sur scène et à la tête d'un orchestre qui ne cessera de nous étonner la soirée durant, par son implication et le raffinement de sa palette sonore, , jeune chef milanais aussi brillant qu'efficace (lire l'entretien accordé à ResMusica en 2008), amorçait chaque partie de concert par une miniature de Maurice Ravel : hommage à la brièveté dirait dans Frontispice, une pièce pour 2 pianos et cinq mains de 2 minutes, écrite en 1918 et pointée par Pierre Boulez comme « une pièce exceptionnelle », c'est la seule oeuvre ravélienne à avoir été jouée au Domaine musical! Il en réalisera l'orchestration en 1987, pour les cinquante de la mort du compositeur de « Daphnis ». Boulez exerce son art du timbre mis au service de l'écriture d'une pièce admirablement concentrée, aussi belle qu'éphémère. La même « écoute active » était sollicitée dans Fanfare, Prélude à L'Eventail de Jeanne, dûment orchestrée par Ravel cette fois-ci; oeuvre collective, L'Eventail de Jeanne est un divertissement à dix (Ravel, Milhaud, Poulenc, Roussel, Schmitt…) offert en 1927 à Jeanne Dubost, directrice très en vue d'une école de danse. La pièce très sonnante et se densifiant à mesure doit finir, « Wagneramente », dans le style du Crépuscule des Dieux (dixit Ravel facétieux), le tout en 1 minute 30 bien comptée!

Im Sommerwind (Dans le vent d'été) n'est par encore le Webern aphoristique concentrant « tout un roman dans un soupir » selon les termes de son maître Schoenberg. En 1904, le jeune compositeur de 21 ans regarde encore vers Mahler, le poème symphonique et les ors de l'orchestre mais dans un temps déjà très personnel, avec un soin raffiné du timbre et une concentration de la forme exemplaires. et l'Orchestre symphonique de Frankfort donnaient à ce petit joyau symphonique son souffle voluptueux et ses sonorités frissonnantes.

Comme la plupart des dernières oeuvres d'Igor Stravinsky, Agon (en grec combat/compétition) n'est pratiquement jamais à l'affiche des concerts, effrayant sans doute les programmateurs par son aspect radical (sériel qui plus est!) et pourtant stravinskien en diable. Chorégraphié par Balanchine et crée à New York en 1957, il est l'ultime ballet du Maître, d'une belle envergure et écrit par un compositeur de 75 ans regardant vers la série webernienne et ses potentialités infinies de variation. C'est un Ballet sans argument, sinon la Danse elle-même, puisant dans les modèles du genre (Bransles, Gaillardes, Sarabande, Pas de deux…) et comptant quatre mouvements de trois numéros chacun qui s'enchaînent sans interruption. Autant de cadres stimulant l'écriture du timbre et du rythme d'un Stravinsky virtuose. L'orchestre est très réactif, qui se conforme à la géométrie variable des dispositifs (mandoline, harpe et cordes ou violon, trombone et xylophone, pour les pas de trois) et aux confrontations sonores les plus énergétiques (violon solo rageur et grinçant contre l'orchestre éclaté ou trombone solo contre les cordes). donne à cette joute des timbres, dans la manière âpre et lumineuse du dernier Stravinsky, sa pleine exubérance.

Future is a faded song de , dont et l'Orchestre de Francfort nous révélaient l'étonnante beauté, est une commande groupée de l'Orchestre de la Tonhalle de Zürich, qui créait l'oeuvre en novembre dernier, du Festival d'Automne et de l'Orchestre de Francfort invité ce soir. Dans ce Concerto pour piano, dont il contourne sensiblement le genre, Gérard Pesson dit s'être laissé guidé par le son (lumineux, immédiat, fruité) et le geste (racé, pudique, élégant) d' pour que souffle « un esprit commun » au sein d'une pièce qui semble orienter l'univers sonore, habituellement à très bas voltage, du compositeur vers une matière plus colorée, un piano percuté parfois haut et fort et un tissu de résonances orchestrales richement irisé. Mais ce concerto est hanté par un secret, celui que Mauricio Kagel devait révéler à si la mort ne l'en avait empêché : un secret qui semble miner de l'intérieur « ce grand théâtre symphonique » qui finira par s'écrouler…

Le piano est ici l'instrument « source », celui qui génère le matériau. C'est donc le pianiste qui débute, jouant une formule très simple (trois notes de référence) dont l'orchestre, façon « table d'harmonie » (incluant un autre piano), réverbère les sonorités, en enrichit le spectre ou métamorphose les textures, dans un remarquable travail d'orfèvre guidant l'écoute à l'intérieur du son. Une trajectoire extrêmement fluide se dessine, comme « un glissando formel » confie le compositeur dans sa note d'intention: au gré du geste toujours inventif du soliste, maître d'oeuvre qui multiplie les propositions, s'octroie une brève cadence à mi-parcours ou se prête au rituel de la basse obstinée dans une sorte de Chaconne refermant l'épisode lent… juste avant le coup de théâtre : lorsque la mécanique se grippe et qu'Alexandre Tharaud, olympien, est contraint de rabattre bruyamment le couvercle du piano, « un bois dur venant fermer l'arrière fond de rêveries et d'images[…] » commente Gérard Pesson . Les coups mats et durs des pieds sur les pédales du piano et l'aura bruitée d'un orchestre presque atone (Future is a faded song) ne laissent d'inquiéter même si cette Coda étrange est assumée avec un certain humour.

La soirée se terminait avec les pages somptueuses du Chant du Rosssignol d'Igor Stravinsky, une suite symphonique écrite à l'intention des Ballets russes en 1917, que le compositeur tire de son opéra Le Rossignol. Tito Ceccherini et l'Orchestre de Frankfort en donnaient une version éblouissante, tant sur le plan des timbres et de l'équilibre sonore que dans les ressorts de la dramaturgie, prolongeant d'autant l'aura magique de cette soirée d'exception.

Crédit photographique : Tito Ceccherini © Stefano Bottesi

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