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Bâle : Ardente et lucide mise en scène pour War Requiem

Les circonstances sont connues. En 1918, sur le front de la Somme, mourut, à vingt-cinq ans, le poète anglais Wilfred Owen (1893-1918) ; quoique son œuvre pointât les contradictions entre le christianisme et la guerre et rendît hommage à chaque belligérant quel que soit son camp, il accomplit donc son devoir national.

Lors de la Seconde guerre mondiale, l'aviation allemande détruisit la cathédrale de Coventry. En 1962, pour célébrer la nouvelle cathédrale, reçut une commande et choisit d'entrelacer des poèmes d'Owen et le texte de la messe des morts. Nul n'en doute, Britten noua un sentiment d'identification à l'égard du jeune poète : une commune homosexualité, un égal pacifisme (toutefois, lors de la Seconde guerre mondiale, Britten, objecteur de conscience, ne prit pas les armes et résida aux U.S.A.) et un profond lyrisme. À ces motivations intimes, s'ajouta l'air politique du temps, désagréable au compositeur : une guerre-froide désormais glacée, avec ses deux récentes crises, l'édification du mur de Berlin et l'affaire de la baie des cochons.

Décider de mettre en scène le War Requiem laisse perplexe, tant l'ouvrage s'y prête peu : nulle intrigue (uniquement, une cérémonie funèbre) et aucun rôle (seulement, des parties de solistes). a entendu cette œuvre dans une puissante singularité : requiem de guerre, ou plutôt requiem en (temps de) guerre. Nul ne sait ce que Britten aurait pensé de ce regard post-nucléaire porté sur son oratorio. Qu'importe. Sur le plateau du Theater Basel, ce War Requiem apparaît moins une véhémence et une plaie qu'un glacis désespéré après une déflagration ; il (se) révèle en une œuvre explosée.

Explosé, le texte, tant l'irruption de ces subjectifs poèmes anglophones (ceux de Owen) distend l'anonyme et distante architecture rituelle propre à l'office des morts.
Démembré ce rituel de mort, tant Britten y alterne désespoir abattu et âpre furie.
Éclatée la masse musicale, entre une maîtrise d'enfants, un chœur d'adultes, un orgue et une double masse orchestrale, dans un gigantesque écart entre la monodie et les plus terribles déferlements sonores.
Enfin, éparpillée, l'architecture : au départ, nef de cathédrale (avec une allée centrale ; de part et d'autre, des bancs de prière, sur lesquels le chœur est assis ; et, au fond, un mur de vitraux gothiques), le décor se mue en deux amas de bancs (l'un devant la fosse d'orchestre, partiellement recouverte, l'autre au pied du mur de vitraux), dont la vue est opacifiée par la fumée consécutive à la destruction par les bombes aériennes.

Assurément, excède la « contenance angloise », ainsi que, au XVe siècle, était dénommée la douce pondération, formelle et expressive, d'un John Dunstable. Il transgresse la distante pudeur et le noli me tangere (une façon de mélisandienne « ne me touchez pas ou je me jette à l'eau ») si propre à nos amis britanniques. Ainsi qu'il est de mise dans le théâtre européen contemporain, il agrippe le texte et lui fait rendre gorge de sa part de vérité. Ce faisant, il rend nécessaire la dernière (et réitérative) demi-heure d'une œuvre qui en dure trois ; les ressassements se muent en rituel litanique (pour « celui qui croyait au ciel ») ou en un bouleversant bégaiement (pour « celui qui n'y croyait pas », pour citer La rose et le réséda d'Aragon), telle Isabelle Huppert dans Passion de Jean-Luc Godard.
Toutefois, dans cette optique que faire des trois parties de solistes que Britten n'a pas établies en rôles ? Selon , ces trois chanteurs sont trois fragments/fonctions de l'humanité : équivalent de La fille de Sion dans la Brockes Passion de Handel, la soprano erre entre naïveté et bouleversement mental ; frère de L'innocent dans Boris Godounov, le ténor est un revenant de l'autre monde, figure christique en compassion avec le genre humain souffrant ; enfin, sorte d'aîné officiant, le baryton effectue les gestes cultuels attachés à l'office des morts. À ce trio vocal, s'ajoute une comédienne mutique, qui porte son enfant mort.
Dans ce rituel post-cataclysme, Calixte Bieito brûle d'une âpre fièvre mystique, tels jadis les peintres El Greco et Zurbarán, et, de nos jours, ses confrères Romeo Castellucci et Rodrigo García (ce dernier étant également un puissant dramaturge). Avec cette vision ainsi mise en acte (la réalisation théâtrale – mise-en-scène, décors, costumes et éclairages – est totalement accomplie), il métamorphose, sans violence, ce War Requiem, en une pièce lyrique, sans le doute le plus puissant et le plus radical de tous les ouvrages lyriques de Britten, en ce que toute intention de séduire en est extirpée.

Les complètes adhésion et participation de tous les « acteurs » sont l'autre aspect magistral de cette production. À commencer par les plus compétentes forces chorales bâloises (professionnelles ou non), remarquables de précision et d'engagement. Quant au trio de solistes (, et ), il mérite les plus hauts éloges, tant chacun, poussé à bout par la mise-en-scène, a su mobiliser le meilleur de son outil vocal et a offert des prestations d'une ardeur bouleversante. Enfin, saluons , qui, en un puissant souffle continu, a tenu cette vaste œuvre et lui a apporté un inattendu souffle épique.

Mettre en scène le War Requiem est donc possible. Mais égaler cette production en lucidité, ardeur et intelligence est, désormais, un redoutable défi…

Crédit photographique : © Hans-Jörg Michel 

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