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Don Giovanni savamment équilibré à Baden-Baden avec Anna Netrebko et Erwin Schrott

On en a vu, des Don Giovanni ! Traditionnels ou décalés, respectueux du livret ou tentant une transposition, certains fort réussis, d'autre moins… Car « l'opéra des opéras », selon le mot de Richard Wagner, demeure le plus représenté des trois chefs-d'oeuvre de Mozart et da Ponte. Cette nouvelle production du Festival de Pentecôte de Baden-Baden sera certainement à mettre au compte des succès pour deux vertus principales : l'équilibre et un parfum d'authenticité.

En effet, la mise en scène de parvient à trouver le juste milieu entre drame et comédie, comme le demande l'intitulé de l'œuvre. Grâce lui soit déjà rendue d'avoir fait confiance aux qualités théâtrales du livret de da Ponte en s'y tenant et en en assurant la traduction scénique, sans en  tenter une énième relecture. La seule liberté qu'il s'est octroyée réside dans les costumes contemporains voire atemporels – le mythe de Don Juan ne l'est-il pas ? – de Florence von Gerkan. La scénographie de Johannes Leiacker est dépouillée au maximum : de hauts murs blancs, un arbre dénudé (car voit dans cette trilogie Mozart-Da Ponte la succession des saisons de l'amour, Don Giovanni en étant l'hiver), des fauteuils Louis XVI, la tombe du commandeur omniprésente et quelques statues pour le cimetière. L'animation viendra des éclairages de David Cunningham et de l'usage très habile d'un rideau à ouverture variable, suggérant ici une porte, là la fenêtre d'Elvire, ouvrant large l'espace ou le rétrécissant pour isoler les chanteurs à l'avant-scène. Par dessus tout, une direction d'acteurs extrêmement fouillée, fourmillant de trouvailles, dessine avec netteté les diverses psychologies et fait des chanteurs d'authentiques caractères bien typés et contrastés. Eros gouverne logiquement tous les comportements ; on se caresse, on s'embrasse à pleine bouche, on cède même, le cas échéant, à la violence. On rit aussi devant les pitreries de Leporello ou l'agacement justifié de Don Giovanni. Mais le rire s'étrangle pour l'impressionnante scène finale ; le banquet devient –idée géniale– un pique-nique organisé sur la tombe du Commandeur, où le Don finira entraîné par les statues s'animant en morts-vivants.

Erwin Schrott se coule comme dans une seconde peau dans l'habit du « dissoluto punito », un rôle qu'il possède sur le bout des doigts. Usant de son physique avantageux et d'une énergie débordante, il campe un Don Giovanni jouisseur et hâbleur parfaitement convaincant mais sans une once d'interrogation métaphysique. La vitalité caractérise aussi son interprétation vocale, très puissante mais toujours parfaitement timbrée, alors que la Sérénade révèle de moindres capacités à chanter piano. En dépit d'un aigu légèrement durci, (Mme Schrott à la ville) est toujours une sidérante Donna Anna, intense et volcanique, qui culmine dans un « Non mi dir » aux aigus lancés comme des poignards. renouvelle l'absolue réussite de son Leporello, déjà entendu ici-même en version de concert ; un Leporello à la fois témoin et acteur, un tantinet sadique même, puisqu'il n'hésite pas à photographier le meurtre du Commandeur et à s'en réjouir ou à tenter d'abuser d'Elvire. L'air du catalogue, dans une tempo très retenu, est ciselé comme rarement et l'interprétation scénique comme vocale toujours juste et d'une parfaite liberté.

En terme de puissance, la voix de en Elvira est un peu juste en regard du fort calibre de ses partenaires et de l'immensité de la salle du Festspielhaus, ce qui l'oblige à forcer ses moyens et parfois à crier. Néanmoins, l'incarnation scénique est intensément vécue, en grande figure tragique de femme délaissée, sans méconnaître le soin des nuances et la précision des vocalises. , en revanche, est impeccable en Don Ottavio et offre un « Il mio tesoro » soigné, intensément lyrique et avec une reprise pianissimo en voix mixte de la plus belle facture. est une Zerlina vraiment mémorable, merveilleuse de fraîcheur et de tempérament et à la superbe texture vocale. Le Masetto grommelé et à l'émission brutalisée de emporte moins l'adhésion, tout comme le Commandeur peu impressionnant (même amplifié !) de .

La véritable star de la soirée pourrait bien être l'orchestre , très mis en avant par un rehaussement et la suppression du panneau frontal de la fosse, et la direction de . C'est d'eux qu'émane l'authenticité évoquée en préambule. En premier lieu, retour à la version de la création à Prague en 1787, sans « Dalla sua pace » pour Ottavio – dommage car y aurait certainement été parfait – et sans « Mi tradi quell'alma ingrata » pour Elvira, airs rajoutés pour Vienne en 1788. En second lieu, instruments d'époque ce qui assure une netteté des traits et de l'articulation des cordes, ainsi qu'une verdeur des bois, irremplaçables. Enfin, la direction de s'attache à une relance permanente du discours, use à but théâtral de contrastes marqués de tempo et de dynamique, révèle des subtilités insoupçonnées d'orchestration, comme ces contre-chants de flûte jamais remarqués dans l'Air du Catalogue. Les récitatifs hautement dramatisés, accompagnés au piano-forte par Jory Vinikour, parachèvent la réussite.

Crédits photographiques : (Donna Elvira), (Don Ottavio) et (Donna Anna) © Jochen Klenk

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