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Week-end Turbulences avec Pascal Dusapin et l’Ensemble Intercontemporain

C'est à Pascal Dusapin et qu'il revenait de concevoir le premier des trois week-ends Turbulences inscrits cette année dans la saison de l'. Ces trois journées festives mêlaient concerts, conférence voire performance – l'avant-concert surprise de Clément Lebrun – avec, au cœur de la manifestation, le « grand soir » (celui du samedi) articulé en trois parties, qui a tenu en haleine l'auditoire jusqu'à minuit. Très réactif à ce concept nouveau donnant carte blanche à une personnalité, le public était en effet très nombreux et bien décidé à emprunter les « chemins de traverse » frayés par Pascal Dusapin ; semés de surprises et d'inattendu, ils offraient une foisonnante variété d'horizons sonores croisant les styles et les époques. La Salle des concerts de la Cité de la Musique avait été reconfigurée à cet effet, offrant une disposition plus conviviale qui distribuait le public autour de la scène centrale ; trois plateaux, de part et d'autre et en étage, permettaient un enchaînement plus fluide entre les pièces.

Pascal Dusapin prenait la parole lors de la première soirée pour présenter son projet et expliciter ses choix, en évoquant le modèle du rhizome – dénué de centre – et ses processus de ramification et de prolifération qu'il aime mettre à l'œuvre. Ainsi la musique polyphonique des débuts de la Renaissance côtoyait-elle celle d'aujourd'hui, la complexité des lignes finement architecturées de l'art renaissant rejoignant, dans l'esprit de Dusapin, les constructions sonores de Varèse et Xenakis. Le premier concert, ponctué par une de ses oeuvres, mettait en regard les modèles et les compositeurs en qui il reconnaît son ascendance musicale.

Giacinto Scelsi d'abord, que Dusapin a rencontré à Rome durant son séjour à la Villa Medicis. Le concert débutait avec Okanagon mettant très symboliquement le son et sa vibration au centre de l'écoute. Venait ensuite Varèse dont les accords « gratte-ciel » qui se profilent dans l'espace nourrit toujours l'imagination de Dusapin. Intégrale pour onze instruments à vent et percussions – dirigé cette fois par Peter Rundel – est une pièce sur mesure pour les solistes de l'EIC qui lui donnaient sa pleine intensité. La même énergie se faisait sentir dans Tallaeïn de , le seul véritable maitre de Pascal Dusapin. Cette pièce, qui signifie en grec « bourgeonnement », s'inscrivait pleinement dans le modèle du rhizome évoqué au départ. Écrite en 1984, Tallaeïn est une œuvre jubilatoire et puissante, aux sonorités irradiantes et aux pulsations tribales évoquant tout à la fois Scelsi et Varèse. Après le maître, venait l'élève avec ; compositeur et chef d'orchestre, il est né à Montréal et a étudié avec Pascal Dusapin à la Hochschule de Munich. On entendait son KammerKonzert composé en 2006, une pièce flamboyante initiant un travail très fin sur la matière sonore qu'il conduit de la saturation à la plénitude du spectre déployé.

C'est la Capilla Flamenca, un ensemble belge spécialisé dans la musique de la Renaissance, qui intervenait en alternance avec les six pièces du programme. Entre Motets et extraits de Messes chantés a cappella (d'Ockeghem à Josquin des Prés) qui pâtissaient d'une acoustique un peu sèche, les quatre voix masculines donnaient une très belle version de la chanson polyphonique L'homme armé de Robert Morton sur laquelle tant de compositeurs ont écrit leur Messe à quatre voix: comme celle de dont on entendait l'Agnus Dei 1 et 2. La première soirée s'achevait avec la pièce récente (2012) Jetzt genau! pour piano et six instruments de Pascal Dusapin, sollicitant la direction souple autant qu'efficace de Peter Rundell qui allait assurer avec la même aisance l'ensemble des pièces du Week-end. L'œuvre est conçue d'après le modèle du Capriccio de Janáček inscrit au programme du lendemain. Jetzt genau! est une seconde version de Genau!, écrite un an auparavant, qui n'exclut pas une possible troisième version, dans un processus de work in progress assez rare chez Dusapin. Étrange – dans le choix de son instrumentation – autant que séduisante, la pièce initiée par le piano – Sébastien Vichard très habité – débute comme une sorte d'improvisation collective privilégiant des couleurs assez sombres et des interventions sporadiques ; avant qu'une synergie s'instaure entre les instruments – chorus soutenu entre clarinette basse, piano, contrebasse et percussions – et que fusent des solos virtuoses: celui de la clarinette – Jérôme Comte sidérant – évoquant l'univers des musiques Klezmer. Le piano termine seul en une lente chute dans le grave ponctuée de chocs lourds instaurant une dramatisation  saisissante.

Pour amorcer « le grand soir » du samedi, Pascal Dusapin invitait à l'Amphithéâtre du Musée , chercheur en psychologie cognitive et professeur au Collège de France ; il nous parlait du fonctionnement du cerveau réagissant aux stimulations – entre prédictions et violation des prédictions – de la musique. La pièce Lumen de Franco Donatoni, un bijou de cinq minutes dirigé avec beaucoup de tact par Julien Leroy (actuellement assistant de Matthias Pintscher) était donnée deux fois, au début et à la fin de l'exposé, et tentait de mettre en résonance les propos du scientifique sur le mystère de l'écoute.

Ce « grand soir » était ponctué par deux entractes animés par les solistes de l' offrant aux plus gourmands joutes sonores des cuivres et autre fanfare résonnant dans la Rue musicale de la Cité de la Musique. Excepté Capriccio de  Leoš Janáček qui faisait écho à Jetzt genau! et Formant 2 -Trope de la Troisième Sonate de – jouée par cœur et souverainement par Dimitri Vassilakis – toutes les œuvres de cette riche soirée – la plupart rarement jouées – s'ordonnaient autour de la question du langage et de la vocalité au XXe siècle ; chacune des neuf pièces à l'affiche présentait un rapport singulier au langage et une manière d'envisager ou de traiter la voix, parlée ou chantée : voix-source d'abord avec l' « Ursonate » de l'iconoclaste , sorte de poème phonétique fou avec lequel les deux performeurs irrésistibles, Eric-Maria Couturier et Grégoire Simon, (respectivement violoncelliste et altiste de l'EIC) débutaient le concert. Voix enregistrée et surlignée par une partie de piano – délicatement réactif – qui en analyse les composantes spectrales dans Voices and piano du compositeur autrichien . Voix qui invente son propos – très suggestive  – dans le contexte théâtral et parodique du Tango allemán de ; voix comme archétype sur lequel s'élabore le discours instrumental de Sprechgesang de , incluant une partie soliste de hautbois/cor anglais – Didier Pateau à l'œuvre. Voix échantillonnée qui donne son énergie et son profil à l'écriture instrumentale avec : Different trains pour quatuor à cordes amplifié et support audio – des voix enregistrées mêlant le récit personnel du compositeur et celui de la déportation des Juifs d'Europe – est une des oeuvres mixtes les plus abouties du minimaliste américain. Sous l'archet des quatre solistes de l'EIC dûment concentrés, elle sonnait ce soir avec une intensité et une force émotionnelle rares. Dans Snatches of a Conversation de Péter Eötvös, le texte anglais parlé dont s'empare fait office d'instrument percussif dans un contexte pulsé et très jazzy ; la trompette à deux pavillons sous les lèvres de Jean-Jacques Gaudon – « une prise de rôle » pour ce vétéran de l'instrument ! – ajoute à la singularité du projet. Dans l'intemporel Naturale (su melodie siciliane), pour alto solo, percussions et voix off  – Odile Auboin et Gilles Durot à l'écoute du chant profond – la voix gutturale et originelle d'un chanteur sicilien entre en résonance avec le discours instrumental dans un univers où cohabitent langage savant et populaire. Superbe également, Akst pour voix de mezzo-soprano et sept instruments de Pascal Dusapin s'origine aussi dans un chant populaire ; le compositeur le confie au violoncelle dès les premières mesures avant de le réinventer au gré de son imaginaire. La chanteuse – Isabelle Soccoja très sollicitée – s'exprime en occitan à travers une vocalité exposée et tendue. Le contexte instrumental de même teneur n'est pas sans évoquer, dans des registres plus éclatés (flûte piccolo, trombone basse) l'atmosphère des Chansons Madécasses de . Le public était toujours là et à l'écoute pour la dernière pièce du concert. Trois Airs pour un opéra imaginaire de – un compositeur « des bords » selon la formule de Dusapin – convoquait à minuit sonnant la voix somptueuse de la soprano allemande déployant un timbre irradiant dans le registre aigu de sa tessiture. Le texte est pure invention du compositeur cherchant à concevoir un « paysage imaginaire ». Les instruments, ici solidaires d'une voix littéralement aspirée vers l'aigu, fusionnaient en une intensité sonore proche de la transe.

« Je n'ai pas entrepris ce voyage pour arriver mais pour partir »: cette phrase de Beckett, citée par Pascal Dusapin dans les notes de programme, il la fait sienne en choisissant de clore ce week-end avec une œuvre sans fin. For Samuel Beckett pour vingt trois musiciens de Morton Feldman est une musique sans directionnalité, fonctionnant sur la répétition de brèves figures confiées aux différentes familles d'instruments ; des altérations infimes et des changements constant de métrique créent la mobilité dans une immobilité souveraine; la pièce conduite de main de maître par Peter Rundel dure cinquante minutes, elle pourrait se prolonger à l'infini…

Samuel Beckett, pour lequel Pascal Dusapin a une véritable passion, était la figure centrale de cette dernière journée; celle-ci était préparée en amont par la présentation/performance, drôle autant qu'enrichissante, de Clément Lebrun qui avait imaginé avec les solistes de l'EIC et le public pris à parti une improvisation générative sur le propos de Quad. L'œuvre pour violon solo et petit orchestre de Dusapin est une commande de l'EIC créée en 1996 avec en soliste. C'est elle qui était ce soir sur le devant de la scène, lumineuse et magnifiquement investie, pour rejouer aux côtés de ses partenaires, un des chefs d'oeuvre du compositeur. La pièce est un double hommage, à Beckett dont elle emprunte le titre et à Deleuze (In memoriam) qui venait de disparaître. Le philosophe a en effet rédigé un commentaire sur Quad – une œuvre sans texte de la dernière manière de l'écrivain – qu'il intitule symboliquement L'Epuisé. Au terme de ce Week-end, turbulent autant qu'éblouissant, Quad remettait au cœur du projet compositionnel le concept du rhizome avec ses connections infinies, sa forme ouverte et ses directions mouvantes: autant d'idées qui nourrissaient la programmation de Pascal Dusapin exposant ainsi, avec son éloquence et sa virtuosité, sa façon de « penser la musique d'aujourd'hui ».

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