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Toulouse, capitale de l’orgue

C'est en musicien et organisateur comblé qu'à l'issue de la 18e édition du festival Toulouse les orgues, transmettait le flambeau de sa direction artistique à son cadet . Avec une baisse de fréquentation mesurée à 15 % selon le difficile contexte économique, cette dernière édition de haute qualité a proposé une programmation variée pendant douze jours, s'étalant sur quelque sept siècles de musique où l'orgue était entouré de ses voisins à claviers. La jeunesse est présente avec l'implication des élèves du conservatoire de Toulouse et un concours de très haute tenue, qui ouvre la voie à une nouvelle génération d'organistes.

Partant vers d'autres directions artistiques, avec la volonté de consacrer plus de temps à ses élèves, avoue une fierté certaine d'avoir pu valoriser le patrimoine organistique toulousain et fait de la ville rose une capitale européenne de l'orgue : « Nous avons pu démontrer auprès de publics de toutes générations et de tous milieux que l'orgue n'est pas poussiéreux ! Pour autant, à la différence d'une rencontre pour seuls spécialistes, nous avons développé un festival de musique autour de l'orgue où celui-ci n'est pas exclusif ».

La fête commençait le 9 octobre, dans la nef gothique de l'église musée des Augustins, ornée du bel orgue d'esthétique baroque Arhendt, qui donna aussi de la voix ce soir-là sous les doigts de l'organiste portugais João Vaz. Deux ensembles complices de longue date se retrouvaient pour un parcours original à l'âge d'or de la polyphonie. Les sonneurs toulousains des Sacqueboutiers accueillaient les chantres de l'Ensemble autour du thème célèbre de la fin du Moyen-Âge et du début de la Renaissance, L'Homme armé dans la version liturgique du compositeur flamand (1450-1518).

Ce thème très populaire au XVe siècle fut repris pas moins de quarante fois en cantus firmus dans des messes entre 1450 et 1500, se prolongeant tout au long du XVIe siècle, jusqu'à Carissimi au XVIIe avec des compositeurs comme Antoine Busnois, Guillaume Dufay, Johan Ockeghem, , Obrecht, Palestrina, Moralez, Josquin Desprez…

Ce « tube » constitue le fil rouge de la soirée puisque selon l'agencement de la messe au XVe siècle, des motets et intermèdes instrumentaux d'autres compositeurs sur le même thème s'intercalent entre les sections de l'ordinaire de la messe. C'est ainsi que les grands compositeurs du style franco flamand étaient présents et l'orgue de João Vaz prolongeait la période avec des pièces espagnoles et portugaises du XVIIe siècle, notamment une impressionnante bataille du 5e ton de Frère Diogo da Conceião. L'osmose entre les voix et les instruments est totale dans une richesse polyphonique extrême. Les sections polyphoniques de la messe sont introduites en plain chant et l'on est saisi par la puissance des quatre voix des Janequin menées par et son timbre reconnaissable entre tous.

On apprécie la dramatisation du Credo alternant puissance et douceur selon les moments forts du texte. Les hoquets du Hosannah font leur effet dans le Sanctus avec un superbe duo à deux voix de dessus, tandis que le Benedictus offre offre un beau dialogue en mélisme entre la basse et le ténor.

Les anges sont proches et pour rester dans les sphères, les musiciens proposent en rappel le Kyrie de la messe Mille regrez de sur le cantus firmus de la chanson préférée de Charles Quint.

Conjointement au festival, se tenait cette année la onzième édition du concours international , qui a lieu tous les trois ans. Il réunissait quelques 70 jeunes organistes venus de vingt pays dont la Chine, le Japon, la Corée, la Russie, les États-Unis ou l'Afrique du sud. Ce concours « pas comme les autres », très prisé, présente en effet plusieurs particularités. Les candidats ne s'affrontent pas sur des programmes imposés identiques, mais pour chaque épreuve, ils proposent leur idéal de l'orgue, choisissant en outre l'instrument sur lequel ils souhaitent s'exprimer, parmi le riche patrimoine organistique toulousain. Mais le concours rassemble aussi un jury composé de 19 organistes réputés, venus du monde entier, donnant également des récitals de leur choix pendant les quelques jours du concours. Cette année encore, le niveau instrumental et musical des jeunes musiciens s'est avéré étonnamment élevé. De douze en demi-finale, ils se retrouvaient quatre en finale, jouant chacun un concert à part entière. Virgile Monin (4e prix) montra un vif engagement dans le Triptyque op. 141 de Karg-Elert et la Deuxième symphonie de Dupré sur le Cavaillé-Coll de la basilique Saint-Sernin. Sur le même instrument, Louis-Noël Bestion de Camboulas (1er prix) remporta tous les suffrages dans La Croix du sud de Florenz. Thomas Ospital (2e prix) avait choisi le grand orgue Puget de l'église Notre-Dame de La Dalbade pour briller notamment dans la suite Pélléas et Mélisande transcrite par Louis Robillard, le final de la 4e symphonie de Vierne, puis Trois tableaux musicaux sur le Dies irae de Grégoire Rolland, tout comme Maïko Kato (3e prix), qui magnifia Harpe de Marie de Florentz et Évocation II d'Escaich.

L'un des plus beaux concerts de ce 18e festival fut sans doute celui des Passions « Le Grand siècle français », le 18 octobre où les motets à trois voix d'homme de entraient en dialogue avec aux clavier de l'extraordinaire orgue Delaunay de l'église Saint-Pierre des Chartreux dans des pièces de Titelouze, Nivers, Du Mont, Grigny. Superbes mélismes des Litanies à la Vierge et savoureux hoquets du Hodie Salus, sans oublier bien sûr la délectable « drogue dure » de ce mouvement ostinato répété quelque 89 fois dans le Magnificat. Chroniqué dans ces pages, il fut enregistré par France-Musique pour être diffusé début décembre.

Auparavant, les facteurs d'orgue, qui sont pleinement associés au festival, tenaient une conférence publique sur l'actualité de leur métier. Jean Daldosso présentait l'instrument qu'il achevait de construire pour la basilique de Rocamadour, puis Bertrand Cattiaux, président sortant du Groupement Professionnel des Facteurs d'orgues Français, dressa un état souvent préoccupant de l'orgue en France avant d'évoquer l'orgue d'Étampes en construction dans son atelier.

Le lendemain, la maîtrise de Toulouse, dirigée par Marc Opstad, célébrait avec ferveur un triple anniversaire en l'église Notre-Dame du Taur : le centenaire de Benjamin Britten, le cinquantenaire de la disparition de et le trentenaire de celle de William Walton, trois compositeurs majeurs pour chœur au XXe siècle.

Composée en 1959 pour la maîtrise de Westminster, dans un style vif et vigoureux la Missa Brevis de Britten présente des audaces d'écriture avec une partie d'orgue d'une modernité surprenante au début de l'Agnus Dei. William Whitehead la restituait avec sensibilité à la console de l'orgue Puget. Pétries d'humilité, les Litanies à Vierge noire de Rocamadour de , constituent un hymne à la foi retrouvée. Elles étaient suivies du petit bijou de tendresse spirituelle qu'est l'Ave verum corpus, puis le confiant Salve Regina du même compositeur touché par la grâce. Le Te Deum de Walton fut composé il y a soixante ans pour le couronnement de la reine Elisabeth II. Avec une direction attentive et d'une grande précision, Marc Opstad obtient un bel engagement et une unité vocale remarquable de la part de ce chœur mixte d'enfants et d'adolescents.

Un autre grand moment de ce festival fut le concert du même soir à la cathédrale Saint-Étienne par l'ensemble Ludus Modalis de , associé aux cordes de l'Académie Sainte-Cécile de Philippe Couvert et Elisabeth Desenclos, pour une ambitieuse restitution d'un office funèbre au temps de Bach. Il s'agit d'une sorte de Requiem allemand baroque mettant en regard des œuvres de Schütz et Bach. Fervents luthériens, aucun des deux n'a composé de Requiem, qui est propre la liturgie catholique, mais leurs catalogues comportent des pièces funèbres, à commencer par les formidables Musikalische Exequien du Sagittarius, qui structurent ce programme, encadrés par plusieurs motets de Bach, lesquels ont été composés isolément pour des offices funéraires.

Malgré le siècle qui les sépare, les deux maîtres appartiennent au même monde musical avec une parenté stylistique par l'utilisation généralisée du contrepoint, de façon austère ou luxuriante. Cela s'entend dès l'ouverture avec le motet Ô Jesu Christ mein's Leben Licht BWV 118 à la déclamation lente et grave, donnant le ton d'une profonde solennité. La mort y est considérée comme une libération et un prélude aux félicités de la vie éternelle.

La plupart de ces motets sont écrits a cappella, parfois accompagnés d'un continuo, mais associe aux douze voix solistes un quatuor de cornets à bouquin et de sacqueboutes et un ensemble de cordes se substituant au continuo du grand orgue. L'utilisation des instruments en colla parte, où chaque instrumentiste double un chanteur, enrichit le discours musical et établit un lien naturel entre Renaissance et Baroque.

Dans les Musikalische Exequien op 7 de Schütz les pages vocales accompagnées du seul continuo alternent avec la somptuosité instrumentale. L'osmose est telle entre les pièces que les onze versets du vaste motet Jesu meine Freude BWV 227 enchâssent par moitié la seconde partie de l'œuvre de Schütz Herr, wenn ich nur dich dabe SW 280. Concentré sur l'esprit et le sens, par une interprétation énergique et d'une grande expressivité, l'imbrication est telle que l'on se demande parfois qui de Schütz et qui de Bach. L'ensemble est d'une grande cohérence et l'on atteint le sommet au verset 9 Gutte Nacht avec le magnifique équilibre du dialogue entre le ténor-baryton et les six dessus.

En guise d'In paradisium et pour démontrer qu'un office funèbre célèbre aussi la vie, avait choisi de conclure avec la cantate de Pâques BWV 4 Christ lag in Todesbanden, une cantate de jeunesse reprise à Leipzig en 1725, peut-être l'une des plus prenantes du cycle du Cantor. L'écriture et le style varient d'un verset à l'autre selon un contrepoint savant à partir de la mélodie du choral initial. Chacun des sept versets, dévolus alternativement au chœur, à chaque voix soliste et en duo évoque la mort pour se conclure par un Alleluia, signe du passage des ténèbres à la lumière. Ce choix judicieux permettait de mettre en valeur les solistes dans cette page virtuose comme ce redoutable air de basse plongeant au fond de la tessiture pour remonter à la limite aigüe.
Le choix interprétatif de l'ensemble du programme est des plus heureux avec une parfaite adéquation entre voix et instruments. Bruno Boterf souhaite l'enregistrer en Allemagne avec un orgue de tribune en continuo. Nous ne pouvons qu'espérer ce projet original.

Enfin, le dernier dimanche, proposait un tour de force organistique avec sa propre transcription de la Symphonie fantastique de Berlioz à l'orgue Puget de La Dalbade. Le disque enregistré sur le même instrument paraissait concomitamment (Gallo CD 1416), ainsi que l'édition de la partition (Éditions de la Schola Cantorum, Fleurier/Suisse). L'organiste helvète avait déjà tenté deux mouvements Marche au supplice et Danse du Sabbat sur ce même orgue pour un disque portrait de l'instrument (Alpha 652 UGAB N° 3), puis deux autres pour le Puget plus modeste de l'église de Seysses. Surpris par l'effet spectaculaire du Bal, qu'il ne pensait pas convenir à l'orgue, il compléta le travail et donna l'intégrale en concert sur l'orgue Mooser de 1832 à la cathédrale de Fribourg en Suisse. À la suite de la transcription du seul mouvement La Marche au supplice par Henri Busser en 1935, fonda son travail sur la transcription de la symphonie que Liszt réalisa pour le piano en 1836, tout en interrogeant son œuvre pour orgue, notamment la Fantaisie et fugue sur Ad nos salutarem undam, lui même emprunté au Prophète de Meyerbeer.

Conscient de la folie d'une telle aventure, il envisage ce manifeste du romantisme français comme une grande fresque musicale, proche du style virtuose et pianistique que Liszt imposera à l'orgue à partir de 1850 et de celui des organistes parisiens du milieu du XIXe siècle, qui tentaient de reproduire l'immense ambitus sonore de l'orchestre de Berlioz sur leurs instruments. Le résultat est saisissant dans une église où le passage le plus impressionnant est sans doute celui du Dies Irae avec les cloches (réelles) du glas.

Ce concert original clôturait en fanfare ce très riche 18e festival et inaugurait la nouvelle direction artistique d'Yves Rechsteiner.

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