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Un puissant Vaisseau fantôme au Wagner Geneva Festival

Virage à 180° le soir du même jour ! Grand écart avec Der Fliegende Holländer, donné dans l'idéal « vaisseau » du Bâtiment des Forces Motrices posé sur le Rhône, et qui propose une manière de condensé de tout ce que 150 ans de mise en scène ont fort heureusement apporté à la cosmogonie wagnérienne.

Formidable décor en entonnoir ultra-signifiant, costumes d'un noir expressionnisme pour tous hormis la robe orangée de l'héroïne, vidéo chargée du sous-texte, et surtout bien sûr une Senta petite fille de celle imaginée par Kupfer à Bayreuth en 1978 et mille fois revue depuis: une Senta totalement immergée dans le fantasme (peut-on d'ailleurs aujourd'hui imaginer l'héroïne de Wagner autrement?)  Celle conçue par le jeune metteur en scène (élève d'Everding mais aussi assistant de Chéreau) est à peine une adolescente, qui traîne inlassablement son étrange poupée noire à l'effigie du Hollandais au milieu d'un sinistre univers peuplé d'hommes, tous, père compris, sortis d'un film de Murnau. Mais cette Senta-ci se démarquera in fine de ses ancêtres de scène : après s'être heurtée au mur lointain de ses fantasmes, après que le sang aura coulé sur le décor (enfin femme?), elle s'avancera décidée, droit dans les yeux des spectateurs, pour enfin franchir le cadre de scène, le cadre qu'elle s'était créé. Au diable les fantasmes : vive la vraie Vie ! Charnue, insolente même face aux everest que la fougue du  jeune Wagner lui a concoctés, la voix de la jeune Ingela Bringberg sidère d'entrée de jeu et l'on craint -bien à tort-  pour le voyage jusqu'à l'ultime envolée.  Cette Senta aux pieds nus, omniprésente dès l'ouverture, puissamment incarnée avec son envie d'en découdre tant vocalement que physiquement, résonnera longtemps dans nos mémoires

Le jeune Hollandais d' étonne  tout autant. Petit-fils quant à lui d'un Simon Estes, perpétuant la tradition des Hollandais à la voix d'ébène, il ne se ménage pas davantage, à fond qu'il est dans la conception d'effroi voulue par le metteur en scène. Parfait dès son entrée, tout juste peut-on avoir le sentiment qu'il est un peu ensuite au second plan dans le duo avec la Senta très « chèvre de Monsieur Seguin » de Schulin.

Irréprochable ligne de chant du Pilote de .  Lyrisme idéal d' dans la partie périlleuse de Georg. Donald parfaitement répugnant mais puissamment chanté lui aussi de . La  Mary de , pourtant bien campée par la mise en scène, doit comme la plupart des interprètes de ce court rôle faussement anecdotique lutter pour se faire entendre lors de la scène du retour des hommes. Le Chœur du Grand Théâtre participe de même à ce qui donne l'impresssion d'une santé vocale généralisée n'excluant pas la subtilité, en phase avec l'expressionnisme du spectacle, et qui n'est pas sans lien avec l'intelligence d'un décor en entonnoir béant vers la salle fonctionnant quasiment comme un haut-parleur. Une seule petite réserve pour la vidéo qui promet beaucoup d'entrée de jeu pour ensuite devenir plus timorée.

Puissance, jeunesse sont aussi dans la fosse : l'Orchestre du Wagner Geneva Festival, placé sous la direction de feu de , est entièrement composé pour l'occasion, des étudiants de haut niveau glanés en Suisse mais aussi au CNSM de Paris. Coup de maître de que cette idée de la jeunesse généralisée pour l'œuvre de la jeunesse de Wagner. Coup de génie que d'avoir également fait cadeau au jeune Richard ce que lui-même, à l'instar d'un Berlioz avec ses Troyens, n'a jamais pu voir : son Vaisseau fantôme, composé pour Paris en  1841, avec les instruments inédits de l'époque : ophicléide, cohabitation des cors naturels et des cors d'harmonie (Wagner intégrant de façon spectaculaire dans son opéra marin l'apparition des instruments à pistons). Lorsque Dresde crée l'œuvre en 1843, cette orchestration inédite est remaniée du fait de l'absence dans l'orchestre allemand de ces instruments, apanage parisien.

De fait le premier opéra considéré par Wagner lui-même comme digne de sa plume est celui qu'il remanie le plus. Le lendemain de la première de Parsifal, il exprime le souhait de retoucher encore la partition du Vaisseau, c'est dire…Heureusement qu'il n'en a rien fait, la partition originale, même si elle ne propose pas la célébrissime rédemption par l'amour sonne comme une vraie claque : c'est un torrent de passion, la passion de la jeunesse. C'est une oeuvre parfaitement maîtrisée, irrésistible, surtout dans sa version originale sans entracte : Der Fliegende Holländer était la réponse au directeur de l'Opéra de Paris qui avait conseillé à Wagner, plutôt qu'un Rienzi trop long de composer un « petit opéra en un acte.»

Il est la porte d'entrée parfaite de l'œuvre wagnérienne et il serait regrettable de lui faire subir les outrages qu'a connus un Tannhauser devenu hybride avec son duo Vénus/Tannhauser interminable revisité façon Tristan. Ce tripatouillage nous a toujours semblé briser la cohérence tant du discours musical de cette œuvre que du parcours harmonique du compositeur. Le Vaisseau Genevois apporte un argument de grand poids à cette assertion et fera donc date en sus d'offrir des éléments de réponse  à la question posée l'après-midi du même jour en intitulé de la passionnante conférence-débat  : « Le déclin du chant wagnérien, mythe ou réalité ? »

Crédit photographique : (Senta), , Der Holländer © Gregory Batardon/ Wagner Geneva Festival

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