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Les oeuvres en créations de la 6e biennale de quatuors à cordes

Si la 6e programmée par la Cité de la Musique faisait la part belle à l'oeuvre pour quatuors à cordes de Mozart, elle accordait également une large place à la création, donnant à penser que la matière sonore des 16 cordes reste un univers inépuisable pour les compositeurs d'aujourd'hui.

Un rien atypique, la soirée du 21 janvier, qui réunissait les deux compositeurs et , conviait sur scène le et l' pour les deux oeuvres de , Khôra et Quatuor VI « Hinterland » – Hapax conçues dans la dimension orchestrale.

Familiers de la et interprètes hors norme du répertoire d'aujourd'hui, les Arditti investissaient la scène en première partie pour donner en création française Melencolia (2012) de , une partition d'envergure (45 minutes) que le compositeur écrit dans la foulée de Tensio pour quatuor à cordes et électronique (cf notre chronique du 11-VI-2012). Avec cette faculté qu'il a de nous surprendre et de nous émerveiller à chaque nouvelle oeuvre, explore ici une tout autre facette de son univers en invoquant, à travers son titre éponyme, la gravure d'Albrecht Dürer. La pièce est écrite « à la mémoire d'Emmanuel Nuñes, « son collègue en mélancolie » – écrit Franck Langlois dans sa très belle notice de programme – qui venait de décéder.

Conçu d'un seul tenant, en une trajectoire qui ménage des moments de suspension silencieux – des points d'orgue courts ou très longs – l'oeuvre instaure dès les premiers instants, un univers sonore à distance, en retrait. Aux sonorités des cordes s'ajoutent celles des crotales (trois par musicien) que chaque instrumentiste fait résonner périodiquement, à l'instar d'un rituel aussi mystérieux que fascinant; car ces sonneries dûment accordées viennet hybrider la résonance des cordes dans un effet de distorsion qui n'est pas sans évoquer la modulation en anneaux du « Mantra » de Stockhausen. La pensée électronique affleure constamment dans l'élaboration des textures savamment ouvragées et la morphologie des sons. La « Melencolia » de Manoury, entre humeur et tempérament, s'exprime dans sa manifestation bipolaire; l'oeuvre accède en effet à des moments de grande tension, au centre de la pièce vrillé de gestes fulgurants, strié de pizzicati explosifs et de chocs d'accords pulsés par les archets, évoquant la trajectoire des « sons à l'envers » empruntés aux techniques de studio. L'architecture temporelle de l'oeuvre semble approcher le concept stockhausenien de « Momentform », tendant à juxtaposer des entités sonores singulières en concentrant l'écoute sur l'instant présent. A l'instar de Tensio, mais dans son registre singulier et sous les archets experts des Arditti, Melencolia s'impose comme l'une des oeuvres les plus impressionnantes de Philippe Manoury.

étaient à la tête de l' durant la seconde partie du concert. Nous entendions d'abord la version pour trente cordes de Khôra (1997) de , qui réduit de moitié l'effectif originel de la partition (1993). Débutant sur le ré, note fétiche du compositeur, l'oeuvre un peu datée relève du geste xénakien, dans sa puissance jouissive à propulser la masse sonore dans l'espace et à modeler la matière des cordes en continuel mouvement, dans son grain, ses couleurs et ses intensités: un parcours fulgurant de 13′ auquel insuffle une énergie galvanisante.

Plus récent, Quatuor VI « Hinterland » – Hapax a été crée en 2010 au KLM de Lucerne. L'orchestre plus fourni, avec bois, cors, harpe et cordes épaule le quatuor à cordes – les Arditti très sollicités – placé devant le chef. Le titre Hinterland (« Arrière-pays) renvoie au rôle respectif des deux instances, l'une étant toujours « l'arrière-pays » de l'autre nous dit Pascal Dusapin. Ainsi, durant une bonne partie de l'oeuvre, le quatuor, assumant une écriture très pulsée, se confronte aux trames plus lisses de l'orchestre menaçant de le couvrir, dans un mix improbable et quelque peu brouillon. Si une dramaturgie semble s'instaurer avec les interventions solistes du quatuor, le propos s'enlise assez rapidement au sein d'une agitation générale un peu vaine qui peine à convaincre pleinement.

On retrouvait le sur le plateau de l'Amphithéâtre du Musée pour un concert très (trop) dense et exigeant, comptant trois créations françaises et le Quatuor n°2 de , disparu à l'âge de 29 ans (cf notre chronique du 24-I-2014), qui n'aura pas eu le temps d'entendre sa création.

C'est avec le Quatuor n°5 du compositeur autrichien que débutait le concert. Toujours à la recherche de phénomènes acoustiques singuliers, le compositeur demande aux interprètes de s'écarter les uns des autres. L'oeuvre fragmentaire instaure des espaces/temps très contrastés où s'élabore un matériau sonore toujours très proche de la synthèse électronique. L'aisance avec laquelle les interprètes façonnent cette matière originale est phénoménale.

Not Forgotten du compositeur américain Roger Reynolds est une pièce plus déconcertante et beaucoup moins convaincante. L'oeuvre s'articule en six séquences qui sont autant de souvenirs ou d'hommages rendus à certains grands noms de la composition: Toru, Elliott, Iannis… L'hétérogénéité de l'écriture truffée de citations et une certaine propension à la virtuosité acrobatique, qu'assument nos interprètes avec la même assurance inébranlable, ne font que souligner la boursoufflure d'un propos qui s'étire en longueur.

Dans Cuerdas del destino (« Le fils du destin »), la troisième oeuvre en création française, la compositrice mexicaine explore différents gestes instrumentaux qui sont développés au sein de quatre parties. La pièce ne prend véritablement ses couleurs et son élan qu'à la fin où les quatre archets propulsent la matière sonore en une spirale d'énergie éblouissante.

Le concert se terminait dans l'excès du son et du geste que préconise dans son Quatuor à cordes n°2, la dernière oeuvre qu'il achève avant de disparaître. Deux tourneurs de pages assistaient les quatre interprètes pour l'exécution risquée de cette partition. Elle est traversée d'une frénésie dévastatrice qui déjoue toutes les stratégies d'écriture: tourbillon obsessionnel, blocs homorythmiques sauvagement martelés, pulvérisation de la matière sonore dans un crépitement de staccato… les Arditti ajoutent encore à la radicalité d'une écriture qui violente les sonorités dans une urgence et une violence éperdues qui laissent sans voix.

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