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Into the Woods : un nouveau Sondheim au Châtelet

est un nom qui, chez les Français, provoque encore un unanime haussement de sourcils.

Ses triomphes outre-atlantiques n'ont que faiblement retenti chez nous, et son génie, unanimement applaudi des connaisseurs, n'a pas eu raison, pour l'instant, des réticences que les comédies musicales peuvent rencontrer parmi nos publics. Elles sont trop élaborées pour être un divertissement vraiment populaire, et les amateurs d'opéra, dont la « musique facile » est la hantise, ont tôt fait de les juger vulgaires.

Pourtant, en fin créateur, Sondheim se plaît à jouer avec les frontières du genre : même s'il respecte les codes de Broadway (notamment la structure bipartite), et bien qu'il cherche avant tout à concevoir un spectacle qui fonctionne et qui plaise, il cultive un goût pour les structures narratives abstraites, et jusque dans sa manière de composer, recourt volontiers à des harmonies élaborées, proches du langage de Ravel. Les mélodies, qu'il forge à partir de quelques cellules génératrices faisant office de leitmotivs, ainsi que les rythmes, qu'il varie avec brio, sont toujours séduisants, mais très travaillés également. Pour les chanteurs, ce répertoire est franchement infernal ; il leur faut bannir tout artifice lyrique, adapter leur diction et leur jeu à des œuvres qui sont presque aussi théâtrales que musicales, et dompter les innombrables changements de métrique, de tempo, d'élocution, qui constituent toute la joyeuse légèreté des comédies musicales.

Fort de son orientation artistique audacieuse, le théâtre du Châtelet, depuis quelques années, se fait l'ambassadeur de Sondheim, en programmant à chaque saison un nouveau musical de sa plume, dans des productions originales toujours extrêmement soignées. Après Sunday in the Park with George l'an dernier, le metteur en scène Lee Blakeley s'attaque à Into the Woods, autre collaboration entre Sondheim et le librettiste James Lapine, et l'un des plus grands succès du compositeur. Servi par des chanteurs que le projet enthousiasme visiblement, embelli par des décors et des costumes dont on admire la minutie et le bon goût, le spectacle est une franche réussite, que relèvent encore quelques trouvailles scéniques, comme l'usage de marionnettes pour figurer les animaux. L'à-peu-près n'a pas sa place dans cette vision du musical, où presque chaque détail est pensé, calibré, et tombe juste.

La musique de Sondheim, dans Into the Woods, trouve l'équilibre idéal entre son aspiration à être comprise de tous, et son refus de sombrer dans la trivialité. Toujours inventive, toujours cohérente, elle bondit de genres en genres, de la comptine au blues, en passant par la berceuse et, surtout, le rap de la Sorcière… Ce pot-pourri, dont l'hétéroclite pourrait confiner au ridicule, sonne à la perfection, car jamais le trait n'est forcé ; les épisodes se succèdent à vive allure, le discours se renouvelle, et les thèmes, en devenant emblématiques des personnages, servent l'intrigue, comme lorsque le prince se met à parodier méchamment les vocalises de Raiponce.

La seule vraie faiblesse du spectacle, hélas, est le livret. La trame du récit commence par entrelacer hardiment trois contes de fée classiques (Cendrillon, Jack et le haricot magique, le Petit Chaperon Rouge) et un conte moderne dont les héros, un Boulanger et sa femme, ne parviennent pas à avoir d'enfant. D'autres personnages, appartenant à l'imaginaire enfantin, font aussi leur apparition : une Sorcière, la princesse Raiponce (Rapunzel), les trois petits cochons, et ainsi de suite. Un narrateur, enfin, commente les événements avec désinvolture ; de sorte que le début du spectacle est drôle et enlevé. Mais le parti pris du happy end de la fin de la première partie, pour montrer dans la seconde le bonheur acquis se désagrégeant sous les coups d'une mystérieuse géante (sorte de symbole d'un fléau mondial) appesantit singulièrement le propos. Même si la musique est de qualité égale (avec l'étourdissant numéro Your Fault !), on se lasse insensiblement de la voix excessivement amplifiée du monstre, de la pirouette vue et revue du narrateur qui prend part à l'histoire, de ces références appuyées à la psychanalyse, ou du relativisme moral un peu tiède, qui décourage toute tentative d'interprétation du déclin final. Les répliques perdent en saveur, et même la mise en scène, partout ailleurs si convaincante, est plus statique ; si bien que les dernières minutes semblent longues.

Les chanteurs, en revanche, ne déméritent pas, pendant les trois heures du spectacle. Retenons le couple Nicholas Garrett – Christine Buffle, dont les voix de boulangers sont impeccablement timbrées et justes. , en Jack, et , en Cendrillon, dominent leur rôle avec virtuosité, et réussissent vraiment à donner une épaisseur à leur personnage. Le reste de la distribution, en grande majorité britannique, nous régale de son bel accent – et l'énergie théâtrale de la troupe doit beaucoup à Leslie Clack (le Narrateur) et de (la Sorcière), qui brillent, plus que par leur voix, par leur jeu engagé.

La trentaine de musiciens de l' donnent à la musique l'impulsion nécessaire ; on regrette simplement des petit manquements chez les cordes, dont le timbre paraît parfois gracile, et la justesse compromise. Pour autant, les apothéoses des fins d'actes, où tous les acteurs reviennent sur scène, sont de grands instants de liesse, dont le souvenir emplit de gaîté. On attend avec impatience le Sondheim de l'année prochaine !

Crédits photographiques : (la Mère de Jack), (Jack), Valentin Johner et Claire Vialon (Milky-White) ; (Cendrillon) et Nicholas Garrett (le Boulanger) © Marie-Noëlle Robert / Théâtre du Châtelet

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