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Cinquantenaire de Curlew river de Benjamin Britten

Curlew river trouve son origine dans une « expérience opératique entièrement nouvelle », selon les termes de Britten lui-même. En 1956, lors d'une tournée au Japon, il avait en effet assisté à des représentations de nô, et en particulier à la pièce du XVe siècle Sumida-gawa, c'est-à-dire la « rivière au courlis ». Sa propre version de l'histoire donne une œuvre singulière et fascinante. On y retrouve évidemment des tendances présentes dans ses créations antérieures. Mais Britten va plus loin en créant l'une de ses œuvres les plus abouties et les plus originales.

L'histoire racontée dans Curlew river est simple et émouvante. Au bord d'une rivière, un passeur et un voyageur voient arriver une femme devenue folle à force de chercher son enfant disparu. Lors de la traversée, on comprend que le passeur a vu, un an auparavant, le fils de cette femme et qu'il est mort au bord de la rivière. Tous prient pour le repos de l'enfant, qui apparaît pour consoler sa mère.

L'ouvrage demande un ténor (La folle), deux barytons (Le passeur et le Voyageur), une basse (L'abbé) et une voix d'enfant, ainsi qu'un chœur de huit hommes. L'ensemble instrumental est composé d'une flûte, d'un cor, d'un alto, d'une contrebasse, d'un ensemble de percussions comprenant des clochettes et des tambours japonais, et d'un orgue. L'œuvre dure environ 70 minutes.

Une esthétique profondément originale

Curlew river appartient à un genre nouveau, créé par Britten à cette occasion, la « Parable for church performance », c'est-à-dire une parabole destinée à être représentée dans une église. C'est ainsi que la création et plus tard l'enregistrement de l'œuvre eurent lieu dans l'Église d'Orford, non loin d'Aldeburgh. L'épisode japonais de la Rivière aux courlis est de fait encadré par un prologue et un épilogue : on y voit des moines anglais qui vont jouer et chanter le drame dans leur église, pour en faire une parabole. Les tentatives de réinventer le mystère médiéval, notamment dans Saint-Nicolas (1948) et dans Noye's Fludde (Le déluge, 1958), trouvent ici leur aboutissement.

Britten avait aussi déjà christianisé une histoire profane, pour Le viol de Lucrèce (1946). Mais cette fois-ci, cet aspect est réalisé dans la matière musicale, puisque l'œuvre se fonde sur l'hymne grégorien Te lucis ante terminum. Celui-ci est chanté au début et à la fin de l'ouvrage, mais surtout, il inspire le discours musical dans son ensemble, soit par sa tournure mélodique, soit par des intervalles caractéristiques. L'une de ses apparitions les plus étonnantes se trouve dans l'interlude qui sépare le prologue de la partie japonaise : pendant que les moines revêtent les costumes des personnages qu'ils vont interpréter, l'hymne se pare de couleurs magiques et ancestrales.

Comme l'indique le déplacement de l'action dans l'Angleterre médiévale, Britten a voulu absolument éviter le pastiche orientaliste. Les personnages, loin d'être hiératiques, sont fortement caractérisés par leur style vocal et par l'accompagnement instrumental. La figure de la Folle, qui s'exprime souvent par un effet de glissando, est extraordinairement poignante. On entend aussi comment la brusquerie du Passeur et la lassitude du Voyageur se muent en pitié. Dans le discours, on retrouve moins des sonorités orientales qu'une liberté harmonique et mélodique extrême, qui rappelle la partie d'orgue de Rejoice in the lamb (1943). Encore une fois, Britten franchit une étape supplémentaire dans cette œuvre, puisqu'il supprime le chef d'orchestre et affaiblit le rôle des barres de mesure, inventant même un signe musical inédit, surnommé le courlis, qui signifie qu'un musicien doit écouter et attendre que le chanteur ou un autre instrumentiste ait fini sa phrase. Le compositeur si méprisé par ses contemporains avant-gardistes fait en l'occurrence montre d'une audace surprenante, introduisant dans sa partition une liberté qui participe d'un résultat sonore inouï.

Le théâtre de la pitié

Ce qui avait séduit Britten dans le spectacle du théâtre Nô, c'est la simplicité et la concentration du propos, des qualités qu'il a très souvent recherchées lui-même. Et, en effet, quoi de plus simple que l'entrée de la Folle, bâtie sur de simples intervalles, presque un cri d'oiseau ? Ou bien son exclamation, quasiment parlée : « I thought I heard the voice of my child ! » ? La musique s'accorde ici parfaitement avec le livret de l'écrivain William Plomer, d'une langue volontairement peu recherchée.

Britten avait également admiré la cohérence de tous les éléments scéniques. C'est pourquoi il mit en place avec son équipe, l'English Opera Group, un spectacle véritablement ritualisé, où chaque geste et chaque déplacement étaient minutieusement calculés. Des masques permettaient aux chanteurs de privilégier l'expression corporelle. Le dispositif scénique spécialement étudié pour l'occasion, sorte de spirale sur laquelle chanteurs et musiciens étaient répartis, apportait une spatialisation sonore, que le producteur de Decca, John Culshaw, s'excusa de n'avoir pas pu reproduire lors du premier enregistrement.

Le perfectionnement de toutes ces composantes sert la force de l'œuvre. C'est l'Abbé qui en donne le sens dans sa première intervention : la parabole est « dans le malheur, un signe de la grâce divine ». C'est que le monde médiéval choisi comme cadre est sombre, tout comme l'hymne, qui, dans sa strophe centrale, implore la délivrance des « cauchemars et des fantômes nocturnes ». Le Passeur révèle que l'enfant disparu a en fait été enlevé par un marchand d'esclaves et qu'il est mort de mauvais traitements au bord de la rivière. C'est la figure de l'enfant victime, récurrente chez Britten, et qui explique également le choix de Sumida-gawa.

On sait que la pitié est une notion essentielle chez Britten : elle est explicitement présente dans la plupart de ses œuvres, depuis l'épigraphe du War requiem (« My subject is War, and the pity of War. ») jusqu'à ses compositions pour les enfants (Le petit ramoneur ou bien La croisade des enfants). Dans la figure de la Folle, Britten semble avoir voulu égaler les grandes scènes de compassion du théâtre (Le roi Lear, Ophélie) et de l'opéra (les déplorations font songer à la scène de folie de Lucia di Lammermoor, et aussi au suicide de Suor Angelica, chez Puccini).

Le succès de Curlew river sur scène

Britten et n'étaient pas sans crainte le soir de la première, conscients de la nouveauté radicale de leur création. L'accueil fut très bon, et l'œuvre fut donnée cette même année à Londres et au Festival de Hollande. Britten écrira ensuite deux autres paraboles, cette fois-ci sur des sujets bibliques, The Burning Fiery Furnace (Le brasier ardent) et The Prodigal Son (Le fils prodigue). L'ouvrage fit ensuite une carrière internationale somme toute surprenante, étant donné sa singularité formelle et stylistique, sans oublier la difficulté de l'interprétation. L'éditeur Faber dénombre ainsi plus de 400 représentations dans le monde jusqu'à aujourd'hui. En France, l'œuvre est donnée tous les trois ou quatre ans, notamment à Aix-en-Provence en 1970 et en 1998, à Caen en 1993, aux Bouffes du Nord à Paris en 1999, et à Lyon en 2008, une mise en scène d' reprise cette année.

Ce succès confirme les qualités théâtrales de Curlew river, quand bien même l'intention originelle de Britten, la représentation dans une église, est rarement respectée. Les metteurs en scène y trouvent l'occasion d'un travail approfondi sur le jeu scénique, dans un décor le plus souvent dépouillé. Dans certains cas, encore une fois contre la volonté de Britten, l'œuvre est ramenée à ses origines orientales.

En revanche, l'enregistrement supervisé par Britten est longtemps resté la seule version sur disque. Deux autres enregistrements ont été réalisés : l'un en 1993 chez Koch, et l'autre en 1996, dirigée pour Philips par Sir , avec , et . Seule la version dirigée par Britten est couramment disponible en ligne et dans les coffrets publiés pour le centenaire. Elle fait partie des enregistrements les plus aboutis du compositeur, avec , merveilleusement émouvant, et John Shirley-Quirk en Passeur. Elle conserve de façon partielle, mais inestimable, l'âme d'un projet unique en son genre.

Crédits photographiques : Sumidagawa © Tokyo Universityof the Arts; Netiah Jones © Mark Allan

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