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Grigory Sokolov, un géant d’argile

Un concert de est un événement d'exception vers lequel le public se presse. A Genève, le déjà légendaire soliste remplit le Victoria Hall jusqu'au dernier strapontin. Mais le colosse qui respire la force, l'inébranlable, révèle quelques failles qu'on ne lui imaginait pas.

Le rituel est immuable. Le public prend place dans le brouhaha des saluts, des sourires aux connaissances, d'un dernier mot soufflé à un voisin. On s'installe. Puis, l'éclairage de la salle diminue sensiblement. Quelques retardataires s'agitent encore pour rejoindre leur siège, les conversations se font plus discrètes. La salle s'obscurcit encore. Tout à coup, les chuchotements cessent. Le silence se fait. Presque angoissant.

D'une porte à peine entr'ouverte, à pas courts et rapides, la masse imposante de glisse vers le piano. Une courte révérence vers le public et promptement, le pianiste s'assied à son piano. Et, sans attendre, il frappe le clavier. Et alors, s'élève la musique. La musique de Sokolov.

Avec J. S. Bach, le pianiste russe est en terrain conquis. Un terrain qu'il fait sien et sur lequel il s'évade en ne nous invitant pas toujours au voyage. Il peint sa musique avec ses propres couleurs qu'on ne perçoit pas forcément. Il découpe le chant par petites frappes comme s'il martelait son piano avec de petits maillets. Pourtant la respiration musicale est magnifique. Par moments, la musique coule avec une telle évidence qu'on peine à croire que le pianiste la joue. Pourtant ici ou là, quelques imperceptibles notes échappent à la clarté du discours. Oh, peu de choses, mais quand il s'agit de , prince de la perfection, l'attention est plus vive et l'hésitation plus voyante.

Avec Beethoven, il offre un discours plus direct. Il raconte. Pas à pas, on suit le pianiste dans son parcours. Il donne à entendre son immense puissance en la contrastant des effleurements impalpables du clavier. La symphonie, l'éclat tranché des œuvres orchestrales de Beethoven ne sont pas loin. Dans le largo, Sokolov nous plonge dans une nuit noire. Il nous entraine. Mais que se passe-t-il dans l'univers de cet énigmatique interprète ? Un mystère, que même son toucher divin du clavier ne parvient pas à éclaircir. Puis explose le rondo final, où, dans des fulgurances incroyables, Grigory Sokolov éclate de sonorités brillantes. Et ces notes, qui soudain se mettent à courir vertigineusement, semblent ne jamais vouloir interrompre le discours. A la surprise de l'ultime note suit le silence encore chargé de sa formidable interprétation. Alors crépitent les applaudissements que l'artiste, se pressant vers la coulisse semble oublier, comme indifférent à ce jugement.

Après l'entracte, au récital de Sokolov avec la troisième sonate en si mineur. Etait-ce l'empreinte encore présente de Beethoven, le pianiste semble moins inspiré, moins éblouissant. Malgré un découpé musical d'horloger, on sent le pianiste se cherchant, comme emprunté dans le récit. Le public tousse. Preuve de relâchement. Dans le Scherzo, la technique impressionnante de Sokolov fait merveille alors que le Largo nous offre un Chopin quelque peu languissant. Si le Finale est brillant, il manque d'unité. On presse. Comme si Sokolov désirait en finir avec cette sonate qui lui échappe.

Le colosse que nous avions adoré lors de son récital de Gstaad serait-il faillible? Un géant d'argile ? Inconcevable. Comme semble le confirmer les plus de trois quarts d'heure de bis que le pianiste russe offre à l'issue de son concert. Et pas des bis de pacotille. De véritables pièces de concert, à commencer par deux Impromptus de brillamment éxécutés, suivis par un magnifique Klavierstück n° 2. Deux belles mazurkas de Chopin avant de terminer avec l'interprétation très sensible d'une charmante valse de , érudit, écrivain et ambassadeur peu connu sous nos latitude mais qui a marqué la littérature et le théâtre russe de son empreinte. Ne serait-ce que pour cela, merci M. Sokolov !

Photo : © Grigory Sokolov Artists Management Company

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